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jeudi 25 avril 2024
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Florent Pigeon : « L’Université Jean Monnet est tout sauf un champ de ruines »

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IF Saint-Etienne a consacré un dossier en quatre épisodes au séisme qui a frappé l’Université Jean-Monnet (UJM) en 2020. Son refus du projet Idex1 induisant l’obligation de fusion avec quatre établissements lyonnais a provoqué la démission de sa présidente Michèle Cottier puis des élections. Une liste d’un collectif de vice-présidents et élus démissionnaires opposés au projet a été élue. A sa tête, Florent Pigeon qui nous fait part de sa volonté de tourner la page à partir d’atouts qu’il estime justement préservés par ce renoncement. Entretien.  

Florent Pigeon a été élu en mai 2021 président de l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne. © XA / IF Saint-Etienne

Pouvez-vous nous rappeler ce qui vous a poussé à lutter contre l’Idex1 au point de démissionner de votre poste de vice-président puis de vous présenter ?

« Je tiens d’abord à préciser que je suis à la tête d’une gouvernance qui est celle d’un collectif d’une trentaine de membres partageant le même point de vue. Rappelons que notre démarche a eu l’aval de 82 % du conseil académique de l’université, qu’elle a mobilisé une douzaine de vice-présidents de la précédente équipe et recueilli des centaines de signatures de soutien. Ce collectif n’est pas opposé à la coopération universitaire avec les établissements d’enseignement supérieur lyonnais. Beaucoup d’entre nous sont parmi les principaux artisans de son développement depuis plus de 20 ans. Un système comme le Pres2 puis la Comue3 encadrant une coopération pédagogique ou sur la recherche, permettant de répondre à des appels d’offres internationaux en mutualisant les savoir-faire de nos laboratoires, ce n’est pas le problème. Au contraire. Mais l’Idex, ce n’était pas un renforcement du cadre fédéral mais beaucoup plus de conséquences. »

C’est-à-dire ?

« Il y a cinq/six ans, nous y étions plutôt favorables car il n’était alors pas question de fusion. Mais au fur et à mesure, le dispositif s’est dévoilé. Déjà, quand Lyon II en est sortie (en 2017), c’était un très mauvais signe, d’autant plus que Saint-Etienne collabore énormément avec elle. Puis ce fut le tour de l’Insa dont nous sommes également proches. On a alors compris que l’Idex était bancal sur le plan institutionnel et allait entraîner la perte de la personnalité morale et juridique de l’UJM. Y adhérer, c’était être mis complètement sous la coupe décisionnelle de Lyon. Nous aurions été dilués dans un ensemble où, en sous-effectifs, nous ne pouvions qu’être considérés comme quantité négligeable. Nous n’aurions plus eu la moindre capacité de décider sur place, de bénéficier de cette souplesse qui fait justement la force de notre université pluridisciplinaire. Quand, par exemple, une entreprise frappe à la porte, elle a chez nous une réponse rapide. Avec l’Idex, il aurait fallu remonter à une gouvernance centrale, effectuer un processus long, lourd. Bref, c’était un dispositif en silo. Nous avons démissionné en juin 2020 pour que le débat ait vraiment lieu et sorte de l’université. Nous l’aurions fait plus tôt sans la crise sanitaire qui a quelque peu rebattu les priorités. »

On a longtemps souffert d’un complexe d’infériorité qui nous a poussés à chercher dans quel modèle s’intégrer. Alors qu’en fait le modèle qui nous convient, c’est à nous de le créer

Michèle Cottier a déclaré qu’elle ne comprenait pas cette démarche, se disant élue clairement sur l’intention de mener à bien à l’Idex…

« C’est faux. Dès 2018, nous avons mis ce débat sur la table en interne. De nombreux vice-présidents, que l’on a retrouvés dans notre collectif ensuite, ont clairement fait part de leur scepticisme, voire de leur opposition. Michèle Cottier avait dit qu’elle serait garante d’un débat démocratique interne mais qu’il fallait d’abord travailler le projet puis évaluer les bénéfices/risques. A défaut de réelle consultation, on s’est aperçu que les choses allaient passer en force. Le débat était tronqué. Mais tant que nous étions membres de son équipe, il était impossible d’agir. D’où notre démission. Une douzaine de vice-présidents était concernée dont ceux ayant en charge des fonctions centrales. Comme Stéphane Riou à la recherche, Alain Trouillet à la formation, moi aux finances. En 2020, la situation était intenable : elle aurait dû conduire à la démission de Michèle Cottier avant la nôtre. Ce ne fut pas une décision facile pour nous face à une situation complexe : tout n’est pas blanc, tout n’est pas noir. Il a fallu du temps pour forger une opinion. Il y avait la possibilité d’appartenir à un ensemble brillant davantage dans les classements internationaux type Shanghai. Mais le prix à payer consistait à renoncer à ce que nous sommes. »

Florent Pigeon : «  Notre université est pluridisciplinaire et joue son rôle d’ascenseur social pour le territoire. » © XA / IF Saint-Etienne

Qu’est-ce qui caractérise justement à vos yeux l’Université Jean-Monnet ?

« Elle s’adresse à tous les profils étudiants. Seule une infime minorité finira doctorants. La grande majorité sort, par exemple, avec des licences pro, un bachelor de l’IUT. Ou encore un master issu de l’IAE, du droit, etc. C’est plus que logique : tout le monde n’a pas vocation à devenir chercheur. Or, l’insertion professionnelle du plus grand nombre est justement permise par la diversification de notre offre. A Saint-Etienne plus qu’ailleurs. Notre université est pluridisciplinaire et joue son rôle d’ascenseur social pour le territoire. Une université cible, celle induite par la fusion, se focalisait sur la recherche, les fameux classements internationaux pour embarquer des doctorants de haut niveau. Ce dont personne ne parle et c’est pourtant la vérité, c’est dans ce cadre, l’accueil ultra sélectif des étudiants, dès la première année. Ce que nous voulons, c’est bien replacer les étudiants au cœur de nos préoccupations. Cela n’empêche pas de continuer à faire de la recherche sur nos points forts. Nous ne sommes pas Saclay mais nous avons plusieurs domaines où nous excellons : en sport santé, en communication animale, en optique photonique, avec le Cercrid – seul laboratoire de droit associé au CNRS -, avec le Gate en économie… Des pépites reconnues à l’international. »

Pourquoi Paris conditionne l’Idex à des fusions d’universités ?

« Je pense qu’il faut y voir une logique de centralisation, budgétaire et technocratique. Il y a sans doute l’idée qu’il est plus facile de composer avec une dizaine d’universités qu’une centaine. C’est un parti-pris, avec ses mouvements de balancier, une course au toujours plus gros dont l’intérêt réel pour nos étudiants n’est pourtant pas évident. Un peu comme avec la réforme territoriale et la constitution des grandes régions. Surtout que cette logique s’oppose à des discours répétés sur le besoin de proximité… » 

En renonçant à l’Idex, nous avons renoncé à une marque, à une opération de marketing.

En refusant l’Idex, de quoi Saint-Etienne s’est-elle privée ?

« Nous avons renoncé à une marque, à une opération de marketing. On a longtemps souffert d’un complexe d’infériorité qui nous a poussés à chercher dans quel modèle s’intégrer. Alors qu’en réalité, le modèle qui nous convient, c’est à nous de le créer, de le porter à partir de ce que nous sommes, de nos spécificités : 20 000 étudiants, une recherche d’excellence, des coopérations internationales. Une université à taille humaine, pluridisciplinaire dans un territoire comme le nôtre, c’est extraordinaire. Surtout à 60 kilomètres de Lyon, dans une région qui compte aussi Grenoble et Clermont-Ferrand. C’est unique, il faut en avoir conscience. »

Du point de vue ministériel, l’université stéphanoise ne risque-t-elle pas de traîner une image de réfractaire et donc en pâtir dans ses relations avec l’Etat, voire des établissements lyonnais ?

« Il y a et il y aura sans doute cette tentation de nous caricaturer en petits Gaulois réfractaires. Mais je ne peux pas imaginer que le refus de l’Idex soit un argument pour nous empêcher de mener à bien une mission de service public. C’est une question d’équité des territoires. Ce serait oublier, aussi, que Saint-Etienne n’est pas isolée dans cette opposition à l’Idex. Lyon II (en 2017, Ndlr) et l’Insa (en 2019, Ndlr) ont quitté le projet en cours d’élaboration. Parmi les restants, en votant les premiers contre l’Idex, nous sommes considérés comme ceux l’ayant fait capoter. Mais Lyon III a vite pris le même chemin. Elle a élu à sa présidence le principal opposant au projet : Eric Carpano. Nous conservons de bonnes relations avec Lyon II, Lyon III, les Mines, l’Insa, Science po et Centrale. C’est certes plus compliqué avec d’autres, mais je suis convaincu que nous avancerons. Nous avons de l’estime pour tous les établissements lyonnais, y compris Lyon I avec qui les relations sont plus compliquées. Mais je suis convaincu que ces difficultés seront passagères. Vis-à-vis de Paris, pour y revenir, nous conservons un enjeu mais qui n’est plus l’Idex… »

« Les analyses de la Cour des comptes le montrent : des dizaines de millions d’euros de dotations nous manquent. » © XA / IF Saint-Etienne

Lequel ?

« Le sous financement dont souffre une université comme la nôtre. J’ai un rendez-vous à ce sujet avec le cabinet ministériel cette semaine (début octobre, Ndlr) : comme quoi, les liens ne sont pas rompus. Les analyses de la Cour des comptes le montrent : notre université pluridisciplinaire est sous dotée. L’Idex nous amenait 2 M€ sur 3 ans alors que notre budget de fonctionnement s’élève à plus de 130 M€ par an. Or, si on se compare aux autres, ce sont des dizaines de millions d’euros de dotations qui nous manquent… C’est l’un des grands combats que nous devons maintenant mener. »

Après ces moments difficiles, assombris par le contexte sanitaire, dans quel état d’esprit sont vos services, le corps enseignant ? Sera-t-il facile de tourner la page, les divisions ?  

« Les équipes se sont épuisées dans le projet Idex dont elles ne comprenaient plus le sens. Mais l’Université Jean Monnet est tout sauf un champ de ruines. Services, enseignants, étudiants : tout le monde fait bloc et piétine d’impatience pour tourner la page. Vous pouvez aller demander : il y a une grande mobilisation, l’envie est là. Nous sommes largement suivis parce que nous avons diffusé nos intentions. Tout le monde les connaît, nous n’avons pas à tout expliquer. Dans un contexte de mondialisation, notre aventure est résolument moderne car on ne réfléchit pas sur la base du « plus gros, mieux c’est » mais sur l’intégration économique, la médiation scientifique, l’idée que la connaissance n’est pas une marchandise mais se partage. L’université est un objet subtil. Ce n’est pas le nombre qui fait notre force. Notre contexte est souple, les partenaires très réactifs. Si je demande un rendez-vous d’urgence au Département, je l’ai le lendemain. On ne reste pas sans réponses ici. C’est important car cela permet de vite répondre aux demandes de coopérations d’entreprises, y compris internationales. Vous en verrez un nouveau résultat avec une implantation spectaculaire prochainement mais je ne peux pas en dire plus à ce stade. Je tiens aussi à affirmer qu’à Saint-Étienne, plus qu’ailleurs, nous avons su répondre aux besoins des étudiants dans le contexte très difficile que l’on connaît. Les liens sociaux sont là. Nous faisons confiance à nos associations étudiantes qui ont une grande liberté. »

Quels sont les grands projets qui se concrétiseront dans votre mandat ?

« En quatre ans, on a le temps de faire des choses… Nous allons lancer le projet école d’économie, la Saint-Étienne School of Economics (présentée à la presse le 14 octobre, Ndlr). C’est un élément différenciant. Elle se distinguera de l’IAE (Institut d’administration des entreprises, Ndlr) que nous renforcerons aussi, par une approche, une formation plus macro-économique, plus pointue, autour de l’analyse de données. Il s’agit de former des cadres de haut niveau pour les entreprises, les collectivités autour de l’aide à la décision. Elle devrait être opérationnelle à la rentrée 2022. Nous allons redéfinir une nouvelle dynamique pour le campus IUT de Roanne – car Jean Monnet c’est aussi Roanne –, revoir ses statuts, intégrer des nouveaux programmes de formation, des masters. Nous ferons émerger d’ici décembre l’Institut Arts, Recherche, Territoires, Savoirs (ARTS) en partenariat avec les Esadse, l’Ecole d’architecture, l’Ecole supérieure d’art dramatique, les musées stéphanois et le Conservatoire national supérieur de musique et danse de Lyon. Une dynamique de recherche et de formation assez unique. Ce mandat verra la réhabilitation du campus Tréfilerie s’achever. Il y a tant à dire… Dont beaucoup de nouvelles formations dont on parle peu. Comme en droit, les licences professionnelles sur les métiers du notariat, d’assistance juridique qui correspondent à des besoins. Du 25 au 27 octobre, nous accueillons un congrès international de biomécanique. Nous allons, aussi à l’occasion d’un colloque le 20 octobre recevoir une sommité de la communication animale, Frans de Waal, spécialiste des primates et le faire doctor honoris causa. En science ou en formation, l’activité est plus que soutenue. J’ajoute que nous allons renforcer ou lancer de nouvelles missions autour du RSE (responsabilité sociétale des entreprises, Ndlr), du développement durable, de la lutte contre les discriminations, mettre en place de cellules d’alerte. »

Oui, la politique, c’est derrière moi. Mon parti, c’est l’université désormais.

La réhabilitation actuellement menée à Tréfilerie pour améliorer l’environnement du campus. © XA / IF Saint-Etienne

Saint-Etienne Métropole affiche l’ambition d’atteindre un total de 40 000 étudiants d’ici 2035 contre 27 000 actuellement dont 20 000 à Jean-Monnet. L’université doit-elle penser malgré tout à grossir ?

« J’aurais du mal à fixer un chiffre, dire un objectif précis nous concernant. Ce dont je suis convaincu, c’est que cette Saint-Etienne a de l’avenir devant elle. Sa taille, sa dimension humaine, son dynamisme, l’importance accordée aux liens sociaux, son environnement, ses infrastructures de transport, tout ça la rend attractive et donc y compris pour le monde universitaire. Il ne faut pas sous-estimer dans les choix ce contexte favorable : les espaces verts, la campagne à portée de main, l’offre culturelle surabondante. C’est une ville où il fait bon vivre, où l’accès aux logements pour les étudiants est facile, où leur pouvoir d’achat est plus important qu’ailleurs, où ils peuvent profiter d’équipements sportifs que n’ont proportionnellement pas de plus grandes villes. Quant aux campus, le pôle Santé et Manufacture relèvent déjà de l’excellence. Tréfilerie sera bientôt à un haut niveau. Et la mutation de La Métare suivra. Une question d’avenir dans le cadre du plan Etat/Région. J’ai beaucoup voyagé et, croyez-moi, très objectivement, ce sont des atouts compétitifs, même internationalement. Maintenant, grossir n’est pas une fin en soi. Cela n’a du sens qu’à partir du moment où les étudiants à la sortie de leur cursus rencontrent les offres d’entreprises. C’est notre rôle de service public. »

Vous avez été l’adjoint à l’urbanisme de la municipalité PS de Maurice Vincent (2008-2014) puis élu d’opposition face à la majorité de Gaël Perdriau. N’y a-t-il pas un risque que des tensions interfèrent entre vous, le maire et plus largement les élus de droite dans les 4 ans à venir ?

« En tant qu’adversaires politiques, nous avons eu des moments compliqués, tout le monde le sait. Mais ces échanges francs sont restés courtois, dans le respect des institutions. Mes relations avec les élus locaux sont très bonnes, de haute qualité, y compris avec Gaël Perdriau ou Georges Ziegler. Tout le monde a conscience du rôle de l’établissement pour le territoire. Son avenir fédère. La mobilisation des politiques autour de notre démarche fut forte et unanime de la part de tous les bords. Les convictions politiques de notre équipe sont très diverses. Je conserve les miennes mais elles sont maintenant purement personnelles. Cela fait trois ans que j’ai démissionné de mon poste de conseiller municipal. Certes, j’ai fait partie d’un think thank au Chambon-sur-Lignon pour les municipales 2020, j’ai réfléchi à me présenter mais ai vite écarté l’idée. Alors, oui, la politique, c’est derrière moi. Mon parti, c’est l’université désormais. Et à ce sujet, il y a une mission noble qui participe largement à l’avenir du territoire. Le climat est bon, les conditions sont favorables : il y a de quoi faire ! »


1 Idex : initiative d’excellence ; programme dont le but est de créer en France des ensembles pluridisciplinaires d’enseignement supérieur et de recherches qui soient de rang mondial. Une vingtaine de sites font partie des Idex en France (ou I-Site, pour Initiative Science-innovation, territoires-économie).

2 Pres : pôle de recherche et d’enseignement supérieur. Nommé Université de Lyon pour ce qui concerne notre territoire. L’UJM l’a rejoint en 2008.

3 Comue : communauté d’universités et d’établissements. Remplace le Pres en 2013.

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