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dimanche 13 octobre 2024
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Idée reçue : « Les cadres ne font jamais d’heures supplémentaires »

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Me Pierre Robillard, avocat au Barreau de Saint-Étienne, spécialiste en droit social, lance ce vendredi notre nouvelle rubrique bimensuelle en partenariat avec l’Ordre : «  Les Pages du Barreau » :

Les salariés de la catégorie « cadre », souvent perçus comme bénéficiant d’une grande autonomie qui les exclurait du droit commun, sont en réalité soumis à des règles spécifiques en matière de durée du travail. À tel point qu’une idée reçue les rend inéligibles aux heures supplémentaires et donc à la rémunération afférente à tout ce dépassement d’horaire. En réalité, cette idée est très largement battue en brèche par la jurisprudence.

Par Me Pierre Robillard, avocat au Barreau de Saint-Étienne, spécialiste en droit social. ©DR

La durée légale du travail : un point de départ

En France, la durée légale du travail est fixée à 35 heures par semaine depuis la fameuse « loi Aubry ». Ce seuil s’applique à l’ensemble des salariés, y compris les cadres. Cependant, la nature des fonctions exercées par ces derniers permet d’adapter cette règle de base, au gré des réformes et des négociations collectives.

Les forfaits : une organisation du temps de travail spécifique

Une particularité saillante des cadres consiste dans la possibilité de leur appliquer un forfait de temps de travail sur l’année, décompté en heures ou en jours.

  • Forfait jours : permet de fixer un nombre annuel de jours de travail (souvent aux alentours de 218), sans prise en compte précise des heures travaillées chaque jour. Le salarié doit pouvoir organiser lui-même son emploi du temps dans le périmètre des objectifs fixés et l’employeur ne doit pas exercer un contrôle étroit sur l’organisation de son travail.
  • Forfait heures : moins courant (et d’ailleurs ouvert aussi aux non-cadres), il fixe un nombre annuel d’heures de travail. Il offre un peu plus de rigidité que le forfait jours, mais permet un meilleur suivi du temps passé.

Si ce système peut paraître très pratique, il ne demeure pas moins soumis à des règles juridiques très strictes, à commencer par les dispositions de la convention collective (chaque branche dispose de la sienne, avec des particularités) et du contrat de travail. Mais l’enjeu principal se situe dans le suivi du forfait, car il est indispensable d’assurer la traçabilité du nombre de jours travaillés, afin que la charge de travail du salarié reste compatible avec le respect des temps de repos quotidiens (11 heures consécutives) et hebdomadaires (35 heures sur le week-end : 11 heures + 24 heures), avec la bonne articulation entre activité professionnelle et vie personnelle.

Cela implique « un suivi effectif et régulier de la charge de travail », nous dit la Cour de cassation, « de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables ». Il apparaît donc une difficulté d’appréciation pour les employeurs, puisqu’ils doivent une notion objective (un nombre précis de jours sur l’année) et une notion subjective (l’aspect « raisonnable » de la charge de travail)… De plus, la plupart des branches prévoient un niveau de rémunération rehaussé pour les cadres concernés par les forfaits.

D’une façon générale, la jurisprudence veille à ce que les forfaits soient de nature à garantir la protection de la sécurité et de la santé des salariés. L’idée est de lutter contre la dérive du forfait, précisément l’idée reçue selon laquelle ce dispositif permettrait de s’affranchir totalement d’un décompte horaire.

Les atouts des forfaits

  • La quête d’un meilleur équilibre vie professionnelle/vie personnelle
  • L’optimisation de l’organisation des missions
  • La prévention des risques psychosociaux
  • L’attractivité des entreprises

Mais les heures supplémentaires peuvent revenir d’actualité pour les cadres, même censés être couverts par un forfait. C’est pour ne pas avoir suivi ces règles que de nombreux accords collectifs instaurant des forfaits jours ont été annulés par les juges, remettant ainsi employeur et salarié sur le terrain du droit commun, c’est-à-dire les 35 heures hebdomadaires avec, pour chaque heure travaillée au-delà, la génération d’une heure supplémentaire entraînant la majoration salariale correspondante. La prescription en la matière étant de trois ans, le chiffrage peut s’avérer conséquent.

À cet égard, le Code du travail prévoit que la preuve des heures supplémentaires réalisées est partagée entre le demandeur (le salarié) et le défendeur (l’employeur) : il appartient au premier d’apporter des éléments suffisamment précis afin de permettre au second d’y répondre utilement selon la Cour de cassation. Lors d’un litige, les salariés fournissent habituellement des justificatifs de dépassement d’horaires moyennant la trace de mails en dehors des horaires classiques (voire le week-end), la copie d’agenda papier ou électronique, des témoignages de collègues ou d’interlocuteurs professionnels, etc.

L’enjeu principal se situe dans le suivi du forfait, car il est indispensable d’assurer la traçabilité du nombre de jours travaillés, que la charge de travail du salarié reste compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires, avec une bonne articulation entre activité professionnelle et vie personnelle.

Le dernier accord collectif instaurant un forfait jours insuffisant aux yeux de la Cour de cassation ne concerne pas moins que la branche des « avocats salariés » (arrêt du 24 avril 2024) ! En l’espèce, une avocate avait saisi la juridiction prud’homale contre le cabinet qui l’employait, d’une demande de rappel de rémunération au titre de ses heures supplémentaires en invoquant la nullité de son forfait. Bien qu’elle ait été déboutée en première et en deuxième instances, elle a obtenu gain de cause en cassation. Les premiers juges avaient estimé que le dispositif de suivi était suffisant ; il prévoyait en effet que l’avocat doit organiser son travail pour ne pas dépasser 11 heures journalières, sous réserve des contraintes horaires résultant notamment de l’exécution des missions d’intérêt public ; que le nombre de journées ou de demi-journées de travail sera comptabilisé sur un document de contrôle établi à échéance régulière par l’avocat salarié concerné selon une procédure établie par l’employeur ; que l’avocat puisse indiquer ses éventuelles difficultés ; qu’il bénéficie annuellement d’un entretien avec sa hiérarchie portant sur l’organisation du travail, sa charge de travail, l’amplitude de ses journées d’activité, l’articulation entre l’activité professionnelle et la vie personnelle et familiale et sa rémunération ; et enfin que l’employeur devait analyser les informations relatives au suivi des jours travaillés au moins une fois par semestre.

La Cour de cassation a considéré que, pour nombreuses qu’elles soient, ces mesures n’étaient pas suffisantes pour la simple raison que l’employeur ne démontrait pas avoir effectivement exécuté son obligation de s’assurer régulièrement que la charge de travail de la salariée était raisonnable et permettait une bonne répartition dans le temps de son travail…

Il s’agit donc d’une confrontation entre la théorie (les dispositions de la convention collective et plus largement les outils mis en place) et la pratique (ce qui se passe au quotidien dans l’entreprise).

« Cadres dirigeants » : un statut à part

Ce sont ceux qui bénéficient d’une grande indépendance dans l’organisation de leur emploi du temps, du pouvoir de prendre des décisions de façon largement autonome et perçoivent une rémunération se situant « dans les niveaux les plus élevés des systèmes de rémunération en vigueur dans l’entreprise ». Là aussi, la convention collective et le contrat de travail doivent mentionner explicitement ce statut pour être applicable. Cette catégorie de cadres est exclue de pratiquement toutes les contraintes légales de la durée du travail (aucun décompte, aucun RTT, pas de durée maximale), sauf le droit aux congés payés classiques. Il s’agit donc par définition d’une faible proportion de salariés éligibles dans chaque entreprise. D’ailleurs, tout somme l’instauration d’un forfait pour les cadres « classiques », ce statut n’est pas obligatoire, les parties peuvent s’en tenir au droit commun.

Conclusion

La réglementation de la durée du travail des cadres est complexe et en constante évolution. Si le forfait-jours offre une grande flexibilité, il est essentiel de veiller à ce que cette organisation du temps de travail respecte strictement l’équilibre entre optimisation de l’organisation de l’entreprise et charge de travail du salarié.

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