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Jean Gilbert, le dernier survivant des Forces françaises libres habite Le Coteau

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Jean Gilbert
Jean Gilbert

« On n’est pas sérieux quand on a 17 ans », disait Rimbaud. Jean Gilbert avait cet âge quand il a choisi « la défense de son pays plutôt que l’insouciance », souligne sa fille, Dominique. Sa vie de combattant, entamée par une folle escapade de lycéens, partis de Lyon rejoindre la France Libre via l’Espagne, vaudrait un film. Elle lui a valu bien des hommages puis un livre, après avoir été longtemps peu loquace sur son expérience personnelle. Âgé de 96 ans, Jean Gilbert vit dans le Roannais, au Coteau. Il s’agit très probablement du dernier représentant en vie de la 1ère DFL (Division française libre). Nous l’avons rencontré.

A son image, Jean Gilbert nous a reçus en toute simplicité dans son appartement du Coteau. © If Média/Xavier Alix

« C’était déjà la mi-temps quand je me suis engagé », glisse un rien espiègle le nonagénaire amoureux de football. Dans sa prime jeunesse, au patronage, le jeudi et le dimanche, c’était un « demi ». Il n’y avait guère que Guy Roux pour appeler ainsi, il y a encore peu, un milieu de terrain. Et à défaut de pouvoir reprendre pour de bon le ballon rond à la sortie de la Guerre en raison d’un pied que celle-ci s’est chargée de lui amocher, Jean Gilbert s’est bien investi dans le club du Coteau, là où il a passé la plus grande partie de son existence. « J’aime bien encore regarder les matchs à la télé mais j’évite le soir maintenant ! La télé, ça endort trop, et l’on a suffisamment été obligé de se coller devant avec ce Covid. Oui, j’aime bien l’ASSE mais je n’ai pas vraiment d’équipe favorite. Je ne suis pas d’ici. »

Pas d’ici… à l’origine. Même si son grand-père était de Chirassimont dans le sud-est du Roannais. Jean Gilbert, 96 ans, lui, vient de Haute-Savoie, de Cruseilles plus exactement. Un village à mi-chemin entre Annecy et Genève qui s’est bien peuplé depuis son enfance. Son père Edmond, fromager, était un vétéran de 14-18, effectuant, comme bien d’autres, les prolongations jusqu’en 1919 malgré trois blessures pour autant de retours au combat. Et la fin n’est alors vraiment pas passée loin pour le poilu. « Une fois, c’est une balle qui l’a traversé de part en part sans toucher quelque chose de vital au cours d’un assaut en sortant de la tranchée. Lors de la retraite qui a suivi, un ami à lui l’a vu inconscient au sol et l’a récupéré à bout de bras. »

Le discours de Pétain « fout le plomb » au lycéen

Nous étions en zone libre et notre quotidien d’interne n’était alors pas plus perturbé que ça. 

Jean Gilbert

Comme tant d’autres, Jean Gilbert sera un enfant bercé au patriotisme de la France de l’entre-deux Guerres. Patriote oui, mais rêveur aussi : né en 1925, il a envie de voyages, d’Indochine et d’Afrique du Nord. S’il songe à l’Armée, c’est pour devenir officier des affaires indigènes à l’époque de la France coloniale. Élève de l’institution Saint-Joseph de Thonon, il échouera en juin 1942 à la première partie du baccalauréat nécessaire pour envisager la suite : intégrer Saint-Cyr. Il manque à l’élève Gilbert un apprentissage solide en… Allemand (1ère langue) et Italien (2e langue), faute de professeurs, mobilisés puis prisonniers ou disparus. Deux ans auparavant, entendre Pétain annoncer, « le cœur serré » qu’il fallait « cesser le combat » avait surtout eu le don de lui « foutre le plomb. Je ne comprenais pas que l’on renonce. Et derrière lui, tous ces parlementaires qui ont vendu la France… »

Son oncle lui parle alors d’un autre discours, prononcé le lendemain de celui du maréchal, infiniment moins entendu. C’est celui d’un inconnu : un quelconque général exilé à Londres appelant à la résistance et à le rejoindre. Jean Gilbert veut la liberté pour son pays mais, pas plus qu’aujourd’hui, il n’est alors une grande gueule bombant le torse. Il est pour l’heure un jeune lycéen comme les autres. Sa vie d’interne suit son cours. « Nous étions en zone libre et notre quotidien n’était pas plus perturbé que ça. On mangeait bien, on suivait les cours, on jouait au foot… Des années après, j’apprendrai que notre directeur cachait en fait des juifs sous de fausses identités. Certains étaient des professeurs… » 

Il part pour l’Espagne un dimanche de… colle

A la rentrée 1942, suivant les conseils d’un professeur justement, ses parents l’envoient poursuivre ses études à Lyon, chez les Lazaristes, pour y suivre une classe préparatoire aux grandes écoles. Il se lie alors d’amitié avec un certain Maurice Évain, déjà bien décidé, lui, à partir pour Londres. Repartir plus exactement puisque le jeune homme a déjà fait une tentative qui lui a valu d’être ramené par les gendarmes, heureusement pour lui, chez ses parents et non aux mains de l’ennemi. « C’était un Parisien d’origine bretonne. Il était bien plus dégourdi que moi et en savait beaucoup plus sur ce qui se passait », se souvient un Jean Gilbert dont la modestie ne se dément jamais. L’arrivée des Allemands à Lyon finit de le convaincre de se joindre à son projet.

A Gibraltar en juillet 1943 : Jean Gilbert est au centre entre Maurice Sentenac et Maurice Évain. Photo fournie par Jean Gilbert.

Par l’intermédiaire d’un membre de la Résistance, Henri Pallud, puis de jésuites lyonnais, les voilà en contact avec une filière expédiant des hommes vers la France Libre via l’Espagne. Ils ont 18 ans, un peu d’argent, beaucoup de courage, pas mal d’inconscience avec et n’ont, bien sûr, rien dit à leurs parents. Le jour J est fixé : le 17 janvier (jour même où de Gaulle est invité par Churchill à rencontrer Giraud en présence de Roosevelt à la conférence interalliée de Casablanca et une semaine avant leur poignée de main). Le duo veut profiter de son absence justifiée par un jour de repos – on est un dimanche – où ils sont censés aller jouer au foot pour L’éveil sportif de La Guillotière. Mais Jean a oublié qu’il est collé ! Faire le mur sera cependant le parti pris le moins risqué du périple. La suite est une succession de faits favorables accompagnés d’une chance qui n’a d’égale que leur hardiesse.

A douze dans une cellule pour deux

On a eu la chance de tomber sur le bon réseau, les bonnes personnes. D’autres non.

Le train de nuit pour Perpignan qu’ils prennent échappe aux contrôles mais à l’arrivé, leur contact est aux abonnés absents. Huit jours passent, le hasard leur permet d’être orientés vers une autre filière, direction le village de Saint-Laurent-de-Cerdans. Le chauffeur du bus, de mèche, qui les transporte n’est pas un manche et sait comment éviter les contrôles de l’Armée allemande intenses dans cette zone frontalière. Les voilà chez un curé qui les emmène attendre avec dix autres garçons dont le résistant riorgeois Serge Giry dans une cave d’un hôtel. Un mois après leur départ de Lyon, leurs francs devenus pesetas, leur identité devenue canadienne – Jean Gilbert est désormais Jean Gasselaine –, les fugitifs franchissent la frontière sous la neige sans encombre grâce à un excellent passeur.

« On a eu la chance de tomber sur le bon réseau, les bonnes personnes. Il y a eu des gens qui ont tenté la même aventure et ont été trahis, assassinés pour leur argent. Nous avions été bien informés : en détruisant nos papiers français et en se faisant passer pour Canadiens, les gardes civils espagnols qui nous ont arrêtés, nous emprisonnés à Figueras et non pas renvoyés de l’autre côté de la frontière. » Malgré tout, le contexte est terrifiant : d’abord ces relevés anthropométriques, ces photos d’eux prises comme des criminels, ces piqûres assenées sans savoir de quoi il s’agit avec une unique aiguille pour tous, l’absence d’informations, le manque de vivres, les conditions d’hygiène et surtout, ces exécutions régulières de Républicains par le régime franquiste entendues au petit matin depuis leur cellule. Elle est faite pour deux. Ils s’y serrent à douze.

Sujet temporaire de la Couronne britannique

Deux mois passent avant un transfert à Gérone où les conditions de vie s’améliorent très légèrement. Un consul britannique leur rend visite, leur donne de quoi manger et les reconnaît comme sujets de la Couronne. Enfin une perspective. Jean Gilbert fête ses 18 ans derrière les barreaux. Lui et ses compagnons sont transférés en résidence surveillée dans un hôtel loué par l’ambassade d’Angleterre. Finis les désespérants « mañana por la mañana ! » quotidiens des gardiens en réponse à leurs questions sur la date de libération. Le dénouement, du moins celui-là, est proche. Jean Gilbert a pu donner des nouvelles à sa famille : fin juin, ils attendent leurs faux passeports pour rejoindre le rocher britannique de Gibraltar depuis Madrid. Chose faite… le 14 juillet 1943 !

En Italie en 1944, avec des camardes du 1er Rac de la 1ère DFL. Jean Gilbert est le 3e en partant de la droite. Photo fournie par Jean Gilbert.

Il s’engage dans les Forces françaises libres (FFL). Maurice Évain partira pour Londres. Il décédera comme parachutiste en 1945 après une opération dans le Jura. Lui embarque dans un navire qui après une escale à Setúbal, au Portugal, part pour Casablanca aux mains des alliés depuis la fin 1942, comme la majeure partie de l’Afrique du Nord (Tunis est libérée en mai 1943). Jean Gilbert découvre alors avec désarroi, plus que des tensions, les divisions franco-françaises qui sévissent entre partisans de Giraud soutenu par les Américains et de de Gaulle, voire entre partisans du régime de Pétain et les autres… « Certains nous voyaient comme des voyous et parlaient du général de Gaulle comme d’un déserteur… On lui doit tellement, à commencer par l’indépendance de notre pays face à ce que nos « amis » américains avaient en tête pour nous… »

La 1ère DFL et le choix de de Gaulle

Jean Gilbert a compris qui il fallait choisir : ce sera de Gaulle et alors ce qui est déjà devenu la 1ère Division française libre (DFL), constituée de volontaires qu’il décrit, larme à l’œil, comme « une vraie famille où l’on entendait parler 18 langues, où l’on voyait toutes les couleurs et toutes les religions unanimement derrière l’idée de libérer la France. Et avec ça, des aînés et des chefs qui prenaient soin de nous ». Comme en mai 1944, lors de la campagne d’Italie, quand son commandant, Jacques Ravet, lui ordonna dans une jeep qu’il conduisait sous le feu de mortiers de prendre son casque, Jean Gilbert ayant oublié le sien. Si 4 000 des leurs sur 18 000 engagés devront laisser leur vie à la libération de l’Europe, on est à une galaxie du lamentable commandement qui a généré l’horrifiant gâchis humain de 14-18. L’instruction de Jean Gilbert se déroulera en août en Algérie.

Il en sort affecté au sein du groupe liaison infanterie reconnaissance afin d’établir les communications entre les patrouilles en première ligne. Il fera la guerre à bord d’un « command car » équipé d’un opérateur radio. Il faudra attendre avril 1944 pour que la 1ère DFL arrive à Naples. La faute au haut commandement américain, assure Jean Gilbert qui, pour contrer de Gaulle, se sert des prétextes fallacieux afin de maintenir leur cantonnement à Tunis. « Le général leur a dit que puisque l’on ne voulait pas de nous, il avait proposé nos services à Staline sur le front de l’Est et que celui-ci avait accepté, en rit presque Jean Gilbert. En une semaine, tous les pseudos problèmes étaient réglés ! »    

Il « s’évade » de l’infirmerie alliée

J’ai dû taper dans cette mine avec la pointe plutôt que marcher dessus, sinon, je n’aurais plus de pied, voire plus de jambe ou même serais mort.

Baptême du feu le 11 mai à Garigliano devant Rome que défend la Wehrmacht. Quatrième bataille du Monte Cassino et le percement de la ligne Gustave sous les ordres du général Juin. La route de Rome est ouverte. La progression vers le nord continue. La résistance farouche de l’ennemi aussi. Lors d’une patrouille de reconnaissance entre Viterbo et Montefiascone, Jean Gilbert met le pied sur une mine qui explose. « J’ai dû taper dedans avec la pointe plutôt. Sinon, je n’aurais plus de pied, voire plus de jambe ou même serais mort. Je suis évacué avec deux autres camarades mais l’ambulance tombe dans un trou de bombe. Il y a eu finalement cinq blessés à évacuer… »

Les restes du « command car » de l’unité de Jean Gilbert lors de sa capture à Obenheim. Photo fournie par Jean Gilbert.

Soigné à l’arrière, il apprend début juillet la programmation du débarquement en Provence pour la mi-août. Les médecins lui disent qu’il ne sera pas rétabli. On lui interdit de quitter l’hôpital ? Qu’à cela ne tienne, à 19 ans, Jean Gilbert en a vu d’autres et s’évade de son propre camp en toute illégalité ! Il parviendra à convaincre un colonel de l’envoyer en Provence où il arrive le 16 août. Il participe alors aux combats dans le Sud, remontant par l’Ardèche, Saint-Etienne, Lyon puis les Vosges. A partir de l’automne 1944, l’offensive alliée s’essouffle. Les combats sont rudes et les Allemands n’ont pas dit leur dernier mot à l’Ouest. En janvier 1945, il est avec la 1ère DFL à la défense de Strasbourg quand il se fait capturer à Obenheim, au sud de la capitale alsacienne.

Prisonnier de la dernière heure

Le voyage jusqu’au stalag de Ludwigsburg près de Stuttgart avec 500 autres camarades ne se fera pas sans nouveaux drames (leur convoi est mitraillé par… les alliés). Jean Gilbert renoue avec les conditions de son auberge espagnole de 43 : quasiment pas de nourriture, les maladies, les parasites… Transféré à Nuremberg le 18 avril, Jean Gilbert juge le moment mûr pour sa 3e évasion en deux ans aux côtés de trois compagnons, profitant d’une diversion de leurs camarades pour fuir par les bois. L’un d’eux se fait arrêter. Les trois rescapés marchent de nuit et rencontrent les Américains le 20 avril. Ils seront en France quelques jours après et enfin dans leur famille, en permission, quand le 8 mai, la guerre s’achève.

Avril 1945 : l’évasion d’Allemagne lui vaut une décoration remise par le colonel Bert. Photo fournie par Jean Gilbert.

Ces 2 ans et demi, sans doute les plus intenses de la vie de Jean Gilbert, vaudraient à eux seuls un film. Ils lui ont valu quatre médailles, la Croix de Guerre de 1944 à 1945. Puis trois nouvelles croix et trois nouvelles médailles dans les années 50. Et d’autres décorations par la suite. Il sera également fait chevalier de la Légion d’honneur en 1983 et enfin officier en 1997. La suite de sa vie fut à l’image de l’homme : simple, apaisée. Pas de nouvelle aventure direction l’extrême Orient et les forces expéditionnaires françaises comme un temps espéré, ni de poursuite réelle des études comme un moment envisagée. En mars 1946, il rejoint son oncle Louis, au Coteau, pour effectuer un remplacement comme chauffeur dans son entreprise de transports en commun, surnommée les « cars bleus ».

Lors d’une cérémonie à Strasbourg en 2016. Photo issu de l’ouvrage de Jean-Paul Nomade*.

L’engagé de la France libre devient chauffeur de bus

Il y restera 35 ans, passant aux liaisons nationales touristiques puis dans les bureaux comme chargé d’affaires. Il fonde là-bas une famille – deux filles et un fils – après avoir épousé Anny Schneeberger décédée il y a bientôt 3 ans, dont les parents protestants suisses avaient caché un enfant juif, obtenant la médaille des Justes à tire posthume. Bénéficiant d’une pension d’invalidité, Jean Gilbert prendra une retraite anticipée en 1981. Il aura mis du temps à parler de lui. Mais pas de la Guerre, pas de ses camarades tombés ou non au combat et qu’il n’oubliera jamais.

Photo fournie par la famille de Jean Gilbert.

Retournant à Cruseilles à la retraite, il a fait œuvre de pédagogie, de manière tenace, participant aux Concours de la Résistance du Département de Haute-Savoie, intervenant dans les collèges ou dans les écoles du Roannais où il est revenu vivre en 2006, à la demande de ses enfants. De toutes les commémorations, parrain à Dieuze (Moselle) en 2015 de jeunes engagés volontaires de la 7e promotion du CFIM (Centre de formation initiale des militaires de rang), Jean Gilbert a donné son nom à une promotion du 27e Bataillon des chasseurs alpins en 2019.

Une mémoire généreuse

De cérémonie en cérémonie, il aura croisé Nicolas Sarkozy, François Hollande, Emmanuel Macron ou encore Édouard Philippe. De cet homme élégant dont on aimerait avoir la même tenue physique, psychique et la même allure pour nos éventuels 96 ans, l’historien Jean-Paul Nomade dit qu’il est la « bienveillance incarnée ». Proviseur honoraire du lycée Jean-Puy, auteur de plusieurs ouvrages d’Histoire locale, Jean-Paul Nomade a écrit un livre* sur celui qu’il pense être très probablement l’ultime survivant de la 1ère DFL et qu’il considère ni plus, ni moins que comme « un père spirituel ». Outre notre rencontre, nous avons pu consulter cet ouvrage pour réaliser ce portrait. Et parler avec l’auteur :

« C’est quelqu’un d’adorable, d’une grande tolérance. Il y a encore peu, il revenait en conduisant lui-même des Alpes de ses interventions et faisait un détour chez moi dans le Haut Beaujolais, juste pour me donner quelques fromages. Je l’ai rencontré il y a une vingtaine d’années à l’occasion de repas entre membres de la Légion d’Honneur à Roanne. C’est un bon vivant avec un bon coup de fourchette, qui apprécie le champagne avec. Petit à petit, il m’a raconté son parcours et je l’ai convaincu de faire cet ouvrage. Il a une mémoire à son image : fidèle et généreuse. » On le croit sur parole.  

*Jean Gilbert, français libre engagé à 18 ans dans la 1ère DFL, éditions Thoba’s.

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