Jessica Sainty : « Il existe une rupture très nette entre les électeurs et la classe politique »
Jessica Sainty est politiste, spécialiste de sociologie des comportements politiques et des espaces politiques locaux. Elle est enseignante-chercheuse en science politique à l’université d’Avignon. Nous avons voulu avoir son éclairage à propos de l’abstention massive connue lors des deux derniers scrutins des départementales et des régionales s’étant déroulés les 20 et 27 juin derniers.
Les dernières élections départementales et régionales ont connu successivement deux tours ponctués d’une abstention record avec environ seulement un tiers des personnes inscrites sur les listes qui se sont déplacées aux urnes. Selon vous, cela marque un désintérêt de plus en plus important de la population pour la politique, le résultat de conditions sanitaires délicates pour ce scrutin ou bien encore le fait que ces élections aient été fixées en juin avec des week-ends en déplacement pour certains ?
Il n’y a pas d’explication unique. C’est certainement un peu de tout cela à la fois. Les conditions sanitaires peuvent encore effrayer des personnes à l’idée d’aller voter, se retrouver dans un endroit où il y a du monde. D’un autre côté, surtout dans les grandes villes, il y a ceux qui ont voulu aller prendre l’air après un printemps confiné. Mais ce n’est pas que cela. Quand on regarde dans les quartiers populaires, c’est là où l’on vote le moins. Et ce ne sont pas des personnes qui partent à la campagne le week-end ou qui possèdent une résidence secondaire. Il est certain qu’il existe une fracture, voire une rupture très nette entre les électeurs et la classe politique avec l’impression d’avoir deux mondes qui ont du mal à se parler. Si vous ajoutez à cela des enjeux qui sont illisibles. La double élection n’a pas été très claire pour de nombreux votants, qui ont découvert en bureau de vote qu’il y avait deux scrutins. De plus, des enjeux qui ont été complètement masqués par une campagne qui s’est déroulée sur des points qui n’étaient pas du ressort des régions ou des départements, comme la sécurité… On a l’impression d’avoir vu un hold-up effectué par les candidats potentiels aux élections présidentielles de 2022. Tout ceci afin de se servir de ces élections en tant que tremplin pour ces dernières. C’était très net dans les discours des présidentes et présidents de régions de droite, Valérie Pécresse, Xavier Bertrand et Laurent Wauquiez, qui étaient sur la prochaine présidentielle.
Les travaux en sociologie électorale ou sociologie politique montrent que cela fait au moins 30 ans que cette déconnexion s’amplifie scrutin après scrutin entre une partie des électeurs et la classe politique.
Pour revenir sur la question de l’éloignement des élections pour celles et ceux qui vivent dans les quartiers populaires, comment pourrait-on leur redonner le goût à la politique ?
C’est le problème auquel aucune solution n’a été apportée depuis maintenant 30 ans. Les travaux en sociologie électorale ou sociologie politique montrent que cela fait au moins 30 ans que cette déconnexion s’amplifie scrutin après scrutin entre une partie des électeurs et la classe politique. Jusqu’à assez récemment, c’était une désaffection de l’électorat populaire mais désormais cela se généralise à d’autres électeurs. Comment on résout ce problème ? J’avoue ne pas avoir de solution mais ce qui est sûr, ce n’est pas en faisant ce que l’on fait depuis dimanche soir. Quand on voit Marine Le Pen qui engueule les abstentionnistes avec un côté très condescendant à leur égard. Ce n’est pas parce qu’on dispute les gens, qu’ils vont retourner voter…
En Belgique, le vote est obligatoire depuis 1983. Est-ce que cela peut être une solution à envisager en France ?
Peut-être que les gens participeront davantage. En Belgique, il existe un système d’amende pour ceux qui ne participent pas sans justificatif. Mais comme toute obligation, il existe des contournements avec de faux certificats, etc. Ce n’est pas le vote obligatoire qui fera que les gens s’intéresseront davantage à la vie politique. Après, là où l’on peut voir un côté moins inquiétant, c’est que nous avons eu des grands débats de société depuis 2017. Il y a eu les Gilets Jaunes qui ont témoigné d’une forme de mobilisation politique avec des gens vraiment impliqués et qui ne sont certainement pas allés voter ces deux derniers week-ends, les mobilisations contre les réformes des retraites, etc. Les Français ne sont pas complètement désintéressés de la politique. Mais ce que l’on observe dans différentes enquêtes sur les rapports entre les citoyens et la démocratie, c’est la lassitude face à cette forme de démocratie représentative. On appelle cela la « crise de la représentation ». Et cela est très ancré et ce n’est manifestement pas en voie d’être révolu. Cela dit, on voit aussi des élections locales qui ont fortement mobilisé comme les municipales dans certaines communes, des listes se former en dehors des partis… Ce n’est pas la majorité mais il existe encore un terreau d’intérêt pour la politique malgré la forme de désaveu très franche d’une certaine classe politique dont les électeurs considèrent qu’elle ne s’intéresse pas à leurs problèmes.
Ce que l’on observe dans différentes enquêtes sur les rapports entre les citoyens et la démocratie, c’est la lassitude face à cette forme de démocratie représentative. On appelle cela la « crise de la représentation ».
Selon vous, ce n’est pas un problème d’intérêt pour la politique mais davantage un souci lié à la forme des élections mais aussi aux personnes qui se présentent ?
Il y a d’un côté un problème sur l’offre politique qui est proposée aux électeurs. De l’autre, on voit des élections qui servent à élire des personnes et c’est bien leur rôle, mais elles ne servent pas réellement à faire des choix de société. Elles sont malheureusement parfois instrumentalisées à d’autres fins.