Femmes au bord de la crise de nerfs
Alors que le confinement se tire tout doux, de (trop) nombreuses femmes flirtent depuis maintenant deux mois avec le bout du rouleau. En cause : la répartition inégale des tâches au sein des couples, exacerbée durant cette crise… Ou quand l’épuisement guette.
Il y a la première nécessité que l’on voit, une sorte de « répartition des tâches » qui saute aux yeux. La « première ligne » et ses personnels soignants, suivis de près par tous ceux qui ont continué à bosser sur le terrain tous les jours depuis le 17 mars, pour nous permettre de ne manquer de rien d’indispensable : travailleurs de toute la chaîne d’approvisionnement alimentaire, chauffeurs de bus, de taxis ou d’ambulances, agents d’entretien, livreurs… Et puis il y a la première nécessité que l’on ne voit pas. Celle de la sphère privée, qui s’exprime à l’intérieur des logements, quand la porte est fermée et que plus personne ne regarde.
Acheter de quoi manger, préparer les repas pour toute la famille trois fois par jour. Faire la vaisselle, descendre les poubelles, passer l’aspi et la serpillière. Laver le linge, le faire sécher. Nettoyer, nettoyer, nettoyer. Insister sur les poignées de portes, et récurer le trône. S’assurer que les gosses suivent l’enseignement à distance. S’en occuper, les occuper lorsque les devoirs sont terminés. « Lave-toi les mains » ; « Finis ton assiette » ; « Jérémiot, enlève ce crayon du nez de ton frère » ; « Arrête de pleurer Pénélope » ; « Mais non, mamie ne va pas mourir. Enfin, si tout se passe bien ». Répondre aux coups de fil incessants de son chef. Se taper des visios tous les matins à propos du-dossier-Duchamps qui-n-avance-pas-assez-vite-le-télétravail-c-est-pas-des-vacances. Tu m’étonnes.
Le Covid-19, booster de charge mentale pour les femmes?
À logement, enfants et espace de travail partagés 24/24 entre les deux membres d’un couple, la logique aurait voulu que la besogne inhérente au confinement et la prise de tête que cela représente le soient aussi. Pas de bol. En 2020, même si des exceptions existent, la notion de partage semble encore bien relative. Et les stéréotypes de genre, vraiment bien intégrés. Alors, le Covid-19, booster d’iniquité des rôles au sein du couple, de répartition inégale des tâches, et de charge mentale pour les femmes ? Sans dec’.
« Ce qui se passe en ce moment pourrait-être une vérification en actes de ce que tendent à montrer les études sur le sujet, relève Aurélia Léon, doctorante ATER en sociologie au sein de l’Université De Lyon, dont le travail de recherche porte sur l’autodéfense féministe et la diffusion de la critique féministe. On n’a pas beaucoup avancé dans les couples hétéros du point de vue de l’égalité depuis les années 70. […]. Quoi qu’on en dise parfois, le temps de travail domestique des hommes n’a augmenté que de neuf minutes entre 1986 et 2010. Par ailleurs, les statistiques ne comptabilisent pas du tout la part subjective du travail domestique, à savoir la charge mentale que représente ce travail, qui continue à reposer majoritairement sur les femmes ».
Cette inégalité dans la répartition des tâches, se sont sans doute les réseaux sociaux qui la révèlent le plus en ce moment. Munies de leurs hashtags, les femmes témoignent de l’injonction qui leur est faîte de prendre à leur charge le bon fonctionnement de leur foyer confiné au sacrifice de leur bien-être, de leur sérénité, de leur santé.
Témoignages sur les réseaux sociaux
Ainsi, sur Instagram et autres réseaux, Astrid, fondatrice du collectif d’écriture Dans la bouche d’une fille recueille avec ses acolytes stéphanoises et parisiennes, des dizaines de témoignages journaliers de femmes en colère, désabusées, ou blessées par le sexisme quotidien… « Notre objectif est d’aborder toutes les formes de sexisme, de la petite réflexion au féminicide. Alors, oui, on reçoit énormément de témoignages depuis le début du confinement, mais c’était déjà le cas avant. La charge mentale supportée par les femmes, qui n’a pas attendu le 17 mars pour exister, ne représente qu’une partie de ces témoignages. Après, il est possible que le confinement ait pu agir comme une sorte de révélateur de ce phénomène. »
Une priorité donnée au travail de l’homme
Possible, en effet, d’autant qu’une fois de plus, le travail de l’homme au sein du foyer semble, selon de nombreux témoignages, avoir été priorisé sur celui des femmes. « Trois femmes sur quatre gagnent moins que leurs conjoints, poursuit Astrid. Alors, elles gèrent les tâches ménagères pour qu’eux puissent être focus sur leur travail. Et ce, même si elles travaillent aussi. On s’en rend peut-être compte davantage aujourd’hui, parce que le couple se retrouve au même endroit en même temps ».
Une prise de conscience qui pourrait éventuellement être une bonne nouvelle pour un potentiel rééquilibrage des choses… À condition qu’elle soit prochainement suivie d’actions, comme le surligne Aurélia Léon : « Quelles sont les voies ouvertes pour investir cette prise de conscience ? Si elle n’est pas traduite en actes, ça se refermera. Pour que les choses changent en profondeur pour les femmes, la prise de conscience ne peut suffire. Nous avons à gagner des changements institutionnels, d’ordre économique notamment ».
Un couple sur dix en voie de séparation à cause du confinement ?
Dans une étude Ifop parue début mai, 12% des sondés, dont une majorité de femmes, affirment que, si c’était à refaire, ils ne se reconfineraient pas avec leur conjoint. Un couple sur dix envisagerait d’ailleurs de prendre ses distances après la crise. Mais pour cela, encore faudrait-il pouvoir concrètement se séparer.
« Derrière la question des séparations, c’est celle de l’autonomie des femmes qui est en jeu, poursuit Aurélia Léon. L’augmentation des places d’accueil pour les femmes contraintes de quitter leur domicile. La facilitation des mesures d’éloignement du conjoint en cas de violences. L’individualisation des droits sociaux, la revalorisation significative des prestations sociales, la réduction collective du temps de travail. La création massive de places en crèche (et non chez des assistantes maternelles travaillant… à domicile !). Et plus largement la mise en place de services publics permettant de socialiser le travail domestique. Ça, ce serait un début de changement. »