Saint-Étienne
jeudi 25 avril 2024
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Soignants : pourquoi ils ont quitté l’hôpital public

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Ils sont médecins ou encore infirmières, et tous s’étaient lancés dans une carrière de soignant dans la fonction publique. Surmenage, lourdeurs administratives, pression, manque de considération… Face au malaise grandissant de l’hôpital public, ils ont aujourd’hui fait le choix de rendre leur blouse. La rédaction de If Saint-Étienne a voulu comprendre ce qui avait motivé leur départ.

Il y a actuellement deux fois plus de lits fermés en France faute de personnel qu’avant la crise sanitaire, selon la Fédération hospitalière de France. Fin octobre, cette dernière faisait état d’un taux d’absentéisme de l’ordre de 10 %, et entre 2 à 5 % de postes vacants de soignants au sein des hôpitaux et des établissements médico-sociaux publics, qualifiant la situation de « plus tendue que d’habitude ». Zaynab Riet, déléguée générale de la FHF, tirait ce constat, à la suite de cette étude menée durant l’été 2021 : « Sans être catastrophique, cette situation limite l’activité hospitalière et ne permet pas de répondre à la demande de rattrapage de soins qui est née de la crise sanitaire ». Les soignants sont à bout de souffle, et particulièrement depuis la crise sanitaire. Mais le malaise, lui, est bien antérieur au Covid.

Certains médecins déplorent la place prépondérante du travail administratif aux dépens des soins, quand les conditions de travail éloignent les infirmiers de l’hôpital. « Pour moi, l’hôpital public était un véritable choix parce qu’on me proposait les urgences. C’était le Graal, on y fait des soins très techniques et ça bouge beaucoup », se souvient Noémie qui a quitté ce service à l’automne dernier. À ses débuts, même engouement chez Dimitri, chirurgien urologue : « J’ai fait ma médecine à Saint-Étienne, mon Internat et mon Externat au CHU. Ensuite, j’y ai fait mon clinicat, et dans un CHU, on fait des choses très intéressantes. » L’hôpital public était donc un vrai choix pour eux. Ils en avaient même rêvé.

Fatigue et désillusion

Alors à quoi tient ce renoncement quelques années seulement après avoir atteint leur but ? « Arriver dans un service d’urgences c’est bien, être formée c’est mieux, raconte Noémie. On y utilise des médicaments particuliers, avec un dosage spécial, et la formation initiale n’est pas suffisante pour ce service qui est bien trop spécifique. J’ai donc fait remonter la remarque, mais on ne nous dispense pas de formations payantes, ce serait trop cher. Du coup, ce sont des médecins, eux-mêmes en insuffisance numérique, qui revenaient sur leurs repos de garde pour dispenser des formations, alors qu’ils étaient laminés de fatigue. » L’infirmière raconte qu’il n’était pas rare que le personnel se retrouve à cinq au lieu de huit personnes nécessaires au bon fonctionnement du service. « Il faut compter en théorie deux personnes à l’accueil, deux au fonctionnel (traumatologie, ndlr), et deux aux urgences graves. Dans ces cas-là, j’ai vu des collègues rester 4 heures, en heures supplémentaires, après une garde de 12 heures. » Pourtant, elle s’était préparée à affronter un service réputé difficile. Mais après trois années d’activité, elle en sort épuisée, et se rend compte de l’impact de son travail sur son humeur au quotidien. Un constat amer partagé par Camille, qui, après cinq années en réanimation pédiatrique comme infirmière, a changé de service pour faire face à un deuil survenu dans sa famille, et ne travailler qu’en semaine. « Travailler à l’hôpital, on sait bien que c’est par exemple louper le premier Noël de son enfant. On m’a toujours dit ‘ t’es infirmière, tu trouveras toujours du boulot ‘. Mais quel boulot ? Certes, la réanimation pédiatrique a beaucoup plus de moyens que la réanimation classique, mais l’épuisement est là. Il y a une grosse vague de départs à l’hôpital car c’est l’institution en elle-même qui ne va pas. Aux urgences, il y a des infirmières qui n’ont même pas le temps d’aller aux toilettes certains jours ! ». Et bien évidemment, cela a des répercussions.

« Aux urgences, c’est tout le temps qu’il faut pousser les murs, installer les patients dans des couloirs. »

Noémie, ancienne infirmière aux urgences.

Manque de temps accordé aux patients

À commencer par la prise en charge des patients, qui pâtit de la charge de travail colossale du personnel. « Quand tu travailles dans un service classique et que tu disposes de 25 lits, quand c’est plein, c’est plein. Aux urgences, c’est tout le temps qu’il faut pousser les murs, installer les patients dans des couloirs, détaille Noémie. Je savais que ce serait difficile mais pas à ce point. Un jour, alors que nous avions 50 patients rien que dans les couloirs, un monsieur âgé a appelé plusieurs fois pour que nous l’emmenions aux toilettes. Nous lui avons demandé de patienter car nous étions débordés. Résultat, il s’est uriné dessus. Ce fonctionnement pose aussi une question de dignité. »

Comment l’hôpital français a-t-il pu en arriver là ? Dimitri, le chirurgien urologue, a quitté le public il y a trois ans. Selon lui, les décisions qui y sont prises sont avant tout administratives et ne se font ni dans l’intérêt du patient, ni des soignants qui œuvrent sur le terrain. Lors de son clinicat, il recevait en consultation chaque lundi matin. Face à une demande conséquente, quatre à six mois d’attente étaient nécessaires pour un rendez-vous. « J’ai demandé à pouvoir avoir plus de temps de consultation. On m’a dit que ce n’était pas possible car cela coûtait de l’argent comme il faut une secrétaire, etc. Bien sûr, mais cela en faisait aussi rentrer car les consultations ne sont pas gratuites. On m’a répondu que cela n’allait pas dans la même caisse. Honnêtement, il faut avoir un moral d’acier pour rester. » Dans son service, il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir rendu sa blouse. C’est la quasi-totalité du personnel qui a quitté le navire depuis l’arrivée d’un chef de service avec lequel il ne s’entendait pas. La dernière démission a pris effet il y a un mois. Par conséquent, faute de praticiens, on n’y prenait plus de nouveaux patients pendant un temps. « On parle quand même d’un service public ! Dans le privé, nous récupérons ces patients, nous nous rendons bien compte que l’offre de soins est réduite, en tout cas pour cette spécialité. » L’hôpital souffre, les patients trinquent. Après son changement de service, Camille devait quant à elle tenir la cadence et faire passer des examens poussés à une quinzaine de patients quotidiennement. Un jour, elle a pris le temps d’aider une personne âgée en difficulté, en lui donnant les coordonnées d’une assistante sociale. Mais sa cadre l’a reprise immédiatement. Elle n’était pas là pour faire du social. Le temps, c’est de l’argent, et depuis 2008 on tarife à l’acte.

La crise sanitaire a mis en lumière un malaise déjà bien présent.

Un monstre administratif

L’hôpital se doit donc d’être rentable, et il faut trouver l’argent à économiser. « Ça me faisait mal au cœur de bosser avec des infirmières et des aides-soignantes qui ne travaillaient pas dans de bonnes conditions. Personne ne s’y intéressait, regrette Dimitri. Or, ce sont ces infirmières, avec trente ou quarante ans d’expérience qui m’ont appris le métier aussi. Et si les équipes se sentent bien, les patients aussi. Partout, les CHU sont de vrais monstres administratifs. Ils créent des postes oui, mais administratifs. Pour exemple, durant mon clinicat, j’ai expliqué à ma cadre que j’étais allergique aux élastiques des masques chirurgicaux. Ce à quoi elle a répondu ‘Je n’en ai rien à foutre, c’est pas à moi de gérer ça, vois avec l’infirmière technique’ (sic). Cette dernière m’a dit que c’était à la médecine du travail de commander des masques. La médecine du travail m’a quant à elle envoyé vers la pathologie professionnelle. J’ai perdu 45 minutes en trois interlocuteurs et rien n’avait avancé. La pathologie professionnelle a fini par m’informer que la personne dédiée était absente et qu’il fallait rappeler dans trois semaines. Et en attendant ? Et bien vous vous grattez le visage ! Cet exemple est le reflet d’une administration qui comporte beaucoup trop de strates. »

Il regrette que l’hôpital public demande depuis des années aux soignants de faire plus avec moins, précisant que c’est le cas partout en France et que ce n’est pas spécifique à Saint-Étienne. Il se souvient notamment que le CHU avait réalisé ce qu’il appelle un état des lits dans son service, pour faire le point sur leur taux d’occupation. « Nous y faisons beaucoup de chirurgie ambulatoire et l’hôpital nous demandait de faire entrer ces patients le matin, à 6 heures. Pour réaliser un état des lits, ils se sont basés sur le taux de remplissage à minuit. Bien sûr qu’un lit qui doit être occupé à 6 heures est vide à minuit ! Résultat, ils ont chiffré le taux de remplissage à 65 % et ont supprimé quatre lits, deux aides-soignantes et deux infirmières. Cela leur permet de justifier de fermer des lits et ainsi faire des économies. Ce sont plein de décisions comme ça qui rendent le travail trop difficile. Les directeurs d’hôpitaux gèrent des chiffres, c’est normal, c’est leur job. Mais ils gèrent un hôpital comme si c’était un supermarché. » À tout ce ras-le-bol, depuis 2020, est venu s’ajouter le Covid.

« Ça me faisait mal au coeur de bosser avec des infirmières et des aides-soignantes qui ne travaillaient pas dans de bonnes conditions, et personne ne s’y intéressait. »

Dimitri, chirurgien urologue.

La crise sanitaire est passée par là

Lors de la première vague, la peur de la contamination était telle, que Noémie a remarqué que les urgences se vidaient. Peu de patients s’y présentaient et les soignants ne voyaient même plus passer de douleurs thoraciques ou d’AVC. Puis vint la déferlante et la pénurie de matériel qui l’a accompagnée, avec l’obligation de compter le peu qu’il y avait en stock. Camille venait de quitter l’hôpital public à cette époque, et ne retravaillait pas encore. Elle a voulu reprendre du service, le temps que cela revienne à la normale. Mais avant sa démission, elle a été victime de harcèlement après un accident du travail. Cela a laissé des traces. « Je n’ai été arrêtée que deux mois pourtant. Ma cadre me demandait continuellement quand j’allais partir, uniquement parce que j’avais fait une formation extérieure par curiosité. Elle m’en voulait car j’avais refusé de signer un papier attestant que je resterais au moins cinq ans dans son service. Elle est allée jusqu’à sous-entendre que mon arrêt de travail était faux alors qu’un brancard m’avait roulé sur le pied… À force, j’ai fait un burn-out. Je suis allée voir la directrice des soins pour lui rapporter les faits, mais c’est un milieu très fermé. Je leur ai dit que c’était quand même triste d’en arriver au point de démissionner, mais on m’a répondu que des infirmières, ils en avaient tout le tour du ventre. » À l’arrivée du Covid, elle s’est mise à culpabiliser parce qu’elle était formée à la réanimation. Elle s’est donc renseignée pour aller prêter main forte à l’hôpital. Mais le fait d’envisager de revenir travailler à l’hôpital a fait ressurgir les symptômes de son burn-out, et les nausées avec. Elle a donc décidé de ne pas y aller pour préserver sa santé.

Puis, la goutte de trop

Car à travers ces conditions de travail que les soignants dénoncent depuis des années, c’est bien leur santé qui est mise à mal.
« Pour moi, il y avait beaucoup trop d’activité aux urgences, regrette Noémie. Et puis, c’est difficile de faire la part des choses entre les personnes qui viennent pour des choses qui pourraient attendre et les autres. Aux urgences, il faut gérer une population très exigeante, très agressive parfois, des patients qui viennent aussi parce qu’ils ne trouvent pas de médecins traitants, ou d’autres par facilité. » À cela, s’ajoutaient parfois les patients du Gier, lorsque l’hôpital de Saint-Chamond fermait ses urgences la nuit. « Les patients atterrissaient tous chez nous, sans que l’on soit plus nombreux pour y faire face. Du coup, aux urgences, les collègues sont souvent très jeunes, il faut être en forme, il y a un gros turn-over. Il faut pouvoir gérer le rythme de travail qui alterne entre jour et nuit. Certains s’y plaisaient aussi. Mais moi, entre l’absence de formation, le public difficile, le fait de ne pas être assez nombreux pour s’occuper correctement des patients… »
Malheureusement, son départ n’a pas suscité beaucoup d’émoi du côté de sa hiérarchie. « Il n’en n’ont eu rien à faire. Je voulais évoluer, changer de poste. On m’a toujours dit non. À aucun moment, on m’a donné les moyens de rester. Pourtant, j’aimais ce que je faisais, après trois ans aux urgences, j’étais bien formée, mais on ne m’a jamais rien proposé pour que je reste. Je n’étais peut-être pas la plus calée en terme d’oeil clinique, mais je n’avais pas les deux pieds dans le même sabot. Oui, ça m’a blessé que personne n’essaie de me retenir. » Quant à Dimitri, l’hôpital lui a proposé un poste après deux ans de clinicat. Le contrat impliquait qu’il travaille 20 % du temps à Firminy, 30 % au CHU et 50 % à Montbrison. L’ARS ayant à l’époque gelé les recrutements du CHU, il ne pouvait lui faire de meilleure offre. Il l’a donc refusé pour officier dans le secteur privé. « Sachant qu’il n’y avait quasiment pas d’urologie à Firminy et Montbrison, cela impliquait presque de devoir créer un service entier. En plus, je ne m’entendais pas avec le chef de service du CHU, je l’ai donc quitté, mais à regret, notamment envers les infirmières, les médecins, les aides-soignantes. »

« Je leur ai dit que c’était quand même triste d’en arriver au point de démissionner, mais on m’a répondu que des infirmières, ils en avaient tout le tour du ventre. »

Camille, ancienne infirmière en réanimation pédiatrique.

La vie d’après

Alors pourquoi l’hôpital public se prive-t-il de personnel compétent et motivé, alors qu’il peine aujourd’hui à susciter les vocations ?
Dimitri estime que s’il survit, c’est grâce aux étudiants qui entraînent un flux permanent d’arrivées. « S’ils perdent le U de CHU, je ne sais pas comment ils feront. L’hôpital tient en fait sur les nerfs des gens qui arrivent et ont le feu sacré, donc qui acceptent tout. Dans le privé, c’est totalement différent. J’avais pris l’habitude de quasiment supplier quand j’appelais un radiologue. Quand j’ai fait ça par réflexe dans le privé, on m’a interrompu tout de suite en me disant ‘Donnez-moi le nom du patient et la date pour laquelle vous voulez l’examen, je m’en occupe’. C’est l’avantage. Tout le monde va dans le même sens. Au CHU, on passait notre temps à nous justifier pour réaliser des examens. Pour ne pas que les patients attendent un mois pour avoir un rendez-vous, je passais par le scanner des urgences, en suppliant. Ce n’était pas ça mon boulot. »
Camille regrette elle aussi qu’à l’hôpital, on se serve de la vocation des soignants pour les tenir et non les retenir. Aujourd’hui, formée à la méthode Naet (méthode énergétique), c’est elle qui gère, entre autres, le stress et le burn-out des autres, toujours animée par la volonté de prendre soin. « Maintenant, je prends le temps qu’il faut pour une consultation. Je sais désormais ce qu’est un rythme de travail normal, d’avoir une vie de famille. »
Aucun regret non plus du côté de Noémie, installée comme infirmière libérale. « Depuis que je suis partie, je revis. Je savais dès le départ que je ne faisais pas ce métier pour l’argent, mais par passion. Mais je travaille seulement dix jours par mois pour un salaire équivalent. Il n’y a que l’équipe qui me manque car en libéral, on est seul, et aux urgences les équipes sont très soudées. Ce service a malgré tout été une très bonne école, mais pour rien au monde je ne ferais marche arrière. Aujourd’hui, j’ai le temps de m’occuper des gens, de les emmener aux toilettes quand ils en ont besoin, et c’est chouette en fait ! » Lors de notre entretien, Dimitri nous a confié en venir presque à souhaiter que l’hôpital public aille jusqu’à l’effondrement pour pouvoir tout repenser et restructurer, et rendre le modèle plus adapté aux patients et aux soignants.
Pour rappel, selon la Drees, entre la fin 2019 et la fin 2020, 5 700 lits d’hospitalisation complète ont été fermés en France.

Contactés par la rédaction, le CHU de Saint-Etienne, l’Hôpital du Gier et le Centre Hospitalier du Forez n’ont pas souhaité répondre à nos questions.


Dans un souci d’anonymat, certains prénoms ont été modifiés.

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