Les animaux parlent, ces Stéphanois savent les écouter
À Saint-Étienne, l’université Jean-Monnet abrite l’un des plus importants laboratoires de la planète consacré à la communication animale. En 25 ans d’existence, l’Équipe de neuro-ethologie sensorielle (Enes) a décrypté ce que raconte le langage de dizaines d’espèces. Jusqu’au petit… de l’Homme. If est allé écouter ce qu’elle avait à dire.
Un « Who’s who » annuel sur les plages californiennes. Les mondanités en moins. À la belle saison, les éléphants de mer mâles donnent de la voix pour se souvenir qui est qui et le statut social allant avec. Quitte à « rafraîchir » celui-ci. Car la reproduction est en jeu. Et un peu comme chez l’Homme, il faut avoir mué et forgé son propre timbre pour prétendre aux échanges.
Les bébés crocodiles, eux, envoient à leur mère un faire-part sonore depuis l’œuf annonçant l’imminence de leur éclosion. Les petits oiseaux que sont les diamants mandarins ont, de leur côté, des allures de commères. Ils savent tout des relations liant leurs voisins grâce à leurs chants. Quant aux otaries d’Amsterdam, leurs mamans donnent à leurs bébés un cours de cri intensif, individuel et spécifique, jusqu’à la veille de les quitter la première fois. Plus commode pour les retrouver au retour de leur chasse. Trois semaines après…
Une Arche de Noé sonore passionnante à écouter
La liste est longue. Chaque cas de cette Arche de Noé sonore passionnant. Et on ne s’étale même pas sur les bavardages du phoque barbu si aisés à écouter sous l’eau. Ni sur la reconstitution des cris de rhinocéros laineux et autres animaux disparus par un des membres du labo. 25 ans après sa fondation au sein de l’université Jean-Monnet, l’Équipe de neuro-ethologie sensorielle (Enes) a des dizaines d’histoires à raconter. Poissons, reptiles, oiseaux, insectes, primates et autres mammifères, marins ou non : « Chaque animal à son univers linguistique à soi témoignant d’interactions sociales précises », résume Nicolas Mathevon.
Stéphanois d’origine, ornithologue dans l’âme, il est à 53 ans l’épanoui directeur de l’Enes. À son origine aussi. Ce spécialiste de la bioacoustique au sein de l’éthologie (étude scientifique du comportement des espèces animales) a d’abord ouvert grand ses oreilles sur les bancs de la fac de sciences Jean-Monnet. Avant ceux de Lyon. Puis de s’atteler à une thèse à Paris Sud-Orsay. Cette dernière compte d’ailleurs l’autre grand labo français travaillant sur la thématique. Il est dirigé par une ex-thésarde de… l’Enes.
En septembre, le laboratoire ouvrira le premier master international en bioacoustique
« Je travaillais dans le secondaire avant d’intégrer l’université. Elle cherchait à renforcer son équipe pédagogique pour la préparation du Capes. J’ai dit ok. Mais s’il y avait possibilité d’effectuer de la recherche. L’Enes est née comme ça, en 1996 », raconte simplement Nicolas Mathevon. Le labo décolle réellement au début des années 2000 avec deux publications dans la revue scientifique internationale Nature. Un Graal en matière de reconnaissance scientifique. Une première pour Jean-Monnet.
Depuis, l’Enes est apparue dans bien d’autres publications prestigieuses. Comme Current Biology ou encore Nature communication (dont tout récemment, en 2020 et 2021). Alors oui, dans son domaine, c’est un des labos qui compte à l’échelle internationale. En septembre, il ouvrira le premier master international en bioacoustique. Une vingtaine d’étudiants du monde entier rejoindra les 25 membres – en comptant les doctorants – circulant dans ses couloirs à La Métare dont sept enseignants-chercheurs.
À propos d’étranger encore, si la moitié des études est réalisée derrière ses murs – deux étages investis il y a 10 ans en lieu et place du laboratoire Hubert-Curien –, l’autre l’est sur le terrain. Des terres australes à l’Arctique, de l’Amazonie à la Mer du Nord : quand il n’y a pas de pandémie mondiale, les chercheurs de l’Enes sont susceptibles de poser des micros sur toute la planète. Avec des missions de plusieurs semaines. Plusieurs fois par an. Sinon de quelques mois quand ce n’est pas très loin. Les Alpes par exemple.
Actuellement, nous suivons une douzaine d’espèces. Bien sûr, nous sélectionnons celles physiquement accessibles et faciles à étudier.
Nicolas Mathevon
L’Enes parle aussi du langage des bébés humains
« Actuellement, nous suivons une douzaine d’espèces. Bien sûr, nous sélectionnons celles physiquement accessibles et faciles à étudier. C’est-à-dire qui ont des réactions aux playbacks de leurs congénères. Mais cette sélection est parfois le fruit d’une opportunité, du hasard, d’une rencontre. » C’est le cas par exemple de cette étude tout juste lancée sur les souris rayées d’Afrique australe. Leurs échanges imperceptibles pourraient en dire beaucoup sur leur santé…
Déjà dans le giron du CNRS, l’Enes – rattachée au Centre de recherche en neurosciences de Lyon – a plus récemment obtenu le prestigieux label Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Il faut dire que ce qu’elle sort du silence ne s’arrête pas à la pure connaissance. « En général, ce qui touche à l’éthologie est perçu comme divertissant, point. Or, au-delà de la compréhension des mécanismes de l’évolution, ces recherches débouchent sur des applications philosophiques certes. Mais aussi sociales et matérielles. » Et pourquoi pas… pédiatriques.
Un contrat passé avec la SNCF
Depuis 2013, en collaboration avec le CHU de Saint-Étienne, son service de néonatologie et son Centre de la douleur, ce sont aussi les cris des bébés ligériens, la réaction de leurs parents à leur écoute et celles de personnes qui leur sont inconnues que l’Enes étudie. Conclusions à ce stade ? « Notre perception de la douleur chez un bébé à partir de son cri semble indexée à son genre. On la croit plus forte quand c’est en garçon ! » Ou encore ? « Les cris donnent lieu à une réaction d’empathie, parents ou non. Il semble bien que nous faisions partie des primates exerçant une gestion naturellement collective des petits. » Et pour finir ? « Il suffit de deux séquences d’écoute de 6 secondes pour apprendre à distinguer le pleur de son bébé. Que l’on soit maman ou papa. »
Il suffit de deux séquences d’écoute de 6 secondes pour apprendre à distinguer le pleur de son bébé. Que l’on soit maman ou papa.
Aux esprits chagrins ayant du mal à saisir la source capitale et incontournable qu’est la recherche fondamentale pour innover, signalons ce contrat passé par l’Enes avec la SNCF. Objectif : chasser sans tuer ces chevreuils qui ont la fâcheuse tendance à squatter les voies empruntées par les TER en Auvergne. L’idée : reproduire au bon endroit, au bon moment un cri d’alarme les faisant fuir à l’arrivée d’un train. La SNCF pourrait ainsi en finir avec de considérables pertes de temps et d’argent.
De 25 ans d’écoutes, Nicolas Mathevon a fait un livre
« Une autre application très concrète, c’est le suivi de la biodiversité, explique Nicolas Mathevon. Les installations de bioacoustique ne sont pas très coûteuses, vite efficaces. Nous menons deux programmes dans les Pyrénées et les Alpes à ce sujet. Pour suivre la Perdrix des neiges. Ainsi que la réaction des poissons aux activités humaines, par exemple le moteur des bateaux, au sein du lac du Bourget. L’apport à l’évaluation de la biodiversité est quelque chose qui monte dans notre domaine. C’est, entre autres, ce qui m’a poussé à sortir un ouvrage. »
Sorti chez Humensciences fin janvier, disponible dans les librairies stéphanoises, Les animaux parlent, sachons les écouter raconte toute cette incroyable histoire humaine et animale menée depuis 25 ans. Il est préfacé de Marc Giraud. Et superbement illustré par Bernard Mathevon. « Hormis les ouvrages ésotériques, il n’existait aucune publication équivalente sur la bioacoustique animale. On y raconte le résultat de nos recherches, de nos coulisses. C’était le moment de le faire ou jamais. » La visite du site web que Nicolas Mathevon lui a spécifiquement consacré vaut le coup d’œil. Et plus largement de tendre l’oreille…
Vous voulez écouter à quoi ressemblent le cri d’une mouette tridactyle ou encore d’un bébé caïman ? Rendez-vous ici.