L’irrigation depuis le Rhône, « c’est la dernière chance pour les coteaux du Jarez »
De Saint-Joseph à l’est, jusqu’à Cellieu à l’ouest, une partie des arboriculteurs des coteaux du Jarez, à la pointe sud des monts du lyonnais, va tenter de se raccorder au système d’irrigation déjà en place dans le département voisin du Rhône depuis le fleuve. Un projet qui ne sera pas évident à concrétiser financièrement et techniquement, sans compter son acceptation sociale. Mais il serait vital, selon les intéressés, à la survie de l’arboriculture plus que malmenée par les sécheresses à répétition…
150 mm environ tombés ces six premiers mois de l’année sur son exploitation quand la moyenne s’élève à… 350. Le manque de plus en plus chronique d’eau ? Indéniable oui. Mais… « ce n’est même pas le pire, constate Jean-Charles Couzon. Des années plus ou moins pluvieuses, il y en a toujours eu. Et l’été 2021 a par exemple, fait du bien à toute la végétation après des années sans. Mais l’évolution la plus difficile que l’on observe et subit avec le réchauffement, c’est l’assèchement considérable des sols par la succession rapprochée d’épisodes de chaleur extrême. Quand vous y ajouter un vent du Nord, chaud, l’effet est terrible. » L’été, la moyenne de l’évapotranspiration, mesurée sur une échelle de 1 à 10 selon la combinaison vent/chaleur, a ainsi doublé depuis 2015. Pour être compensée, une petite semaine à « 8 » et même plus comme celle connue mi-juin réclame, à elle seule, 56 mm de pluie…
Associé à son frère au sein du Gaec des Vergers de La Chana, Jean-Charles Couzon, 52 ans est un ancien ingénieur agroalimentaire. Il a repris sur le tard, la trentaine bien entamée, l’exploitation de son père, située à Cellieu, 30 ha – dont 12 en verger – aujourd’hui certifiés « haute valeur environnementale ». Il dit prendre le réchauffement climatique de pleine face, comme les autres. Sur les pentes les mieux exposées de la vallée du Gier, côté nord, au contact des périurbains mais aussi un peu plus haut, des bois et d’une nature relativement préservée, des dizaines et dizaines d’exploitants agricoles pratiquent l’arboriculture. Pour l’essentiel, des cerises, des pommes et des poires sur ces coteaux du Jarez. C’est-à-dire de Cellieu à l’ouest jusqu’à Saint-Joseph à l’est, en prenant en compte Valfleury, Chagnon, Genilac et Saint-Martin-la-Plaine. C’est, de loin, la plus grande zone de production fruitière de la Loire. Mais elle a soif, terriblement soif.
Retenues collinaires : un faux débat ?
Alors quand on vient réclamer à ces agriculteurs des comptes sur leurs fameuses retenues collinaires, ils voient rouge. Ces bassins d’eau qui vont de la grosse mare à l’étang, il y en aurait quelques dizaines, environ, dans le secteur du Jarez. Celle de Jean-Charles Couzon lui apporte 15 000 m3 par an, les trois quarts de l’eau pompée – hors de ce qui peut (éventuellement) tomber du ciel, chaque hectare de verger réclamant en moyenne 3 000 m3 d’eau par an – sur laquelle il compte pour arroser ses vergers. Le dernier quart ? « C’est l’eau potable du réseau tout simplement. Mais diffusée par un système de goutte-à-goutte et que l’on paie au même prix évidemment que n’importe qui chez soi. Dans le secteur, on est habitué à gérer la pénurie, on se débrouille avec deux, voire trois fois moins que les grandes plantations au bord du Rhône. Mais on a besoin des retenues alimentées par les pluies hivernales ! » Le hic, c’est qu’elles ne sont pas vraiment en odeur de sainteté…
Sur une trentaine de retenues, à vue du nez, dans nos coteaux du Jarez, il y en a deux problématiques pour les débits des rivières.
Jean-Charles Couzon, arboriculteur
Non seulement, l’encadrement réglementaire empêche désormais leur création mais des consignes de l’Etat, via l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, poussent à les réduire, voire les éliminer dans le cadre de l’élaboration des PGRE (Plans de gestion de ressources en eau) réclamées aux intercommunalités vis-à-vis de leur compétence rivières. Aussi, celui du bassin du Gier, en cours de réalisation (il devrait être prêt fin 2022-début 2023) donnaient lieu il y a encore quelques années à des discussions houleuses pour ne pas dire pire entre les agriculteurs, en particulier du secteur, et les services de Saint-Etienne Métropole… « Sur une trentaine de retenues, à vue du nez, dans nos coteaux du Jarez, il y en a deux, tout au plus problématiques, qui captent réellement des débits des affluents du Gier, argue Jean-Charles Couzon. Toutes les autres sont alimentées par de pluies et des ruissellements captés pendant les hivers ! »
Irriguer depuis le Rhône : un vieux projet de retour
Un faux procès pour l’arboriculteur d’autant plus révoltant à ses yeux que ces bassins, selon lui, aident au contraire en été l’écosystème créé par l’Homme. « Cette eau ne manquerait pas aux rivières l’été si on ne la conservait pas dans nos bassins. Elle serait partie à la mer. Nous ne sommes pas dans des exploitations intensives à perte de vue ici et aspergées massivement par les pesticides ! Mais au contraire au contact de la nature. Il y a du respect. Ici, je replante des haies séparant des parcelles de mes plantations et ma Gaec est certifiée HVE, avec une reconnaissance maximale sur la préservation de la biodiversité. » Contacté par If Saint-Etienne, Bernard Bonnet, vice-président de Saint-Etienne Métropole en charge de l’eau ne nie pas ces échanges conflictuels au départ de l’élaboration du PRGE : « Un déséquilibre criant constaté en période d’étiage sur le bassin versant du Gier entre les débits venant du Pilat et ceux du Jarez, de l’autre côté, avait amené l’Agence de l’eau à s’intéresser de plus près à la situation dans le cadre du PRGE. »
Oui, on a bien compris que toutes les retenues collinaires du Jarez n’étaient pas impactantes.
Bernard Bonnet, vice-président de Saint-Etienne Métropole en charge de l’eau
Depuis, comme nous l’a d’ailleurs aussi indiqué Jean-Charles Couzon, de l’eau aurait coulé sous les ponts et les relations avec les agriculteurs seraient bien plus apaisées. « Il y a des données techniques qui viennent d’en haut et puis il y a le terrain, les discussions. Et puis, les profils des deux versant sont très différents : le Pilat est plus élevé, avec plus de forêts et de réserves souterraines. Alors, je ne suis pas sûr que le problème soit aussi réduit que l’on vous a dit – deux problématiques pour des dizaines ok – mais oui, on a bien compris que toutes les retenues du Jarez n’étaient pas impactantes. » Mieux : de ce début de compréhension et de l’impossibilité de créer de nouvelles retenues à défaut de supprimer les existantes, est né, enfin plutôt ressuscité un projet vieux de plusieurs dizaines d’années, avec l’aide de Saint-Etienne Métropole. Il s’agit de développer l’irrigation en allant chercher l’eau dans… le Rhône, distant à plus d’une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau.
Une adhésion collective au SMHAR
Cette idée-là en est en fait « à sa troisième tentative en 40 ans », note Henri Mazenod, 66 ans, lui aussi arboriculteur mais de l’autre côté du Gier, l’un des très rares situés sur les coteaux du Pilat. Aujourd’hui salarié de son fils qui a pris son relais à la tête de la Gaec des Vergers Bayol, il s’est beaucoup impliqué dans sa carrière, comme l’est actuellement son héritier, dans les instances de la Chambre d’agriculture ou encore au sein de l’Association Fruits Rhône et Loire, en tant que président durant deux mandats. Il continue à l’être et a participé à l’initiation du projet d’irrigation. « La Loire, en tant que département limitrophe du fleuve Rhône dispose d’un droit de pompage dans le Rhône au même titre que les arboriculteurs du département du même nom », explique-t-il.
La Loire, en tant que département limitrophe du fleuve Rhône dispose d’un droit de pompage dans le Rhône.
Henri Mazenod, arboriculteur
« D’ailleurs, poursuit-il, la zone du Pélussinois côté Loire en profite déjà. Les deux projets précédents d’extension se sont heurtés à des levées de boucliers d’associations, de riverains. Mais entre le climat, les exigences sur les calibres, de l’encadrement sur les retenues, cette solution devient toujours plus urgente. » Il ne s’agit pas d’aller chercher l’eau directement dans le lit, par ailleurs polluée, du Rhône mais dans ses nappes environnantes telle qu’elle est déjà de toute façon pompée actuellement pour irriguer une grande partie des cultures rhodaniennes par les membres Syndicat mixte d’hydraulique agricole du Rhône (SMHAR) et dont c’est la raison d’être. Cependant, pour ce qui est du bassin versant du Gier, les conduits d’acheminement de ce dernier s’arrêtent actuellement avant la frontière ligérienne.
Une infrastructure de plusieurs millions d’euros à réaliser
Il s’agirait donc pour les arboriculteurs du Jarez volontaires d’adhérer pour acheter de l’eau à ce syndicat. Avant cela, il va falloir qu’ils assument la création de leur infrastructure de liaison pour plusieurs millions d’euros des conduits et raccordements. Et faire accepter leurs travaux dans une zone périurbanisée. « Là, encore, il ne faut pas tomber dans les clichés, argue Henri Mazenod. Du Léman à la Méditerranée, l’agriculture de la vallée du Rhône capte 1 % du débit du fleuve. Alors, ce ne sont pas les exploitations du Jarez, habituées à une consommation raisonnée par rapport aux très grandes plantations de la vallée du Rhône, qui vont tout assécher. » D’autant plus « que le SMHAR a besoin de nouveaux adhérents. Avec la diminution du nombre d’exploitations, l’extension urbaine, ils sont de moins en moins nombreux », note de son côté Jean-Charles Couzon.
L’agriculteur a pris la tête de l’ASL (Association syndicale libre) fondée pour mener à bien le projet. Elles comptent 23 exploitations membres de Cellieu, Valfleury, Chagnon, Genilac et Saint-Joseph. Neuf de moins qu’à son lancement… « Les gens se découragent déjà tellement… Le défi semble si difficile face aux obstacles administratifs, aux oppositions d’habitants etc., explique le président de l’ASL. Nous pourrions être bien plus nombreux évidemment mais beaucoup ont été vaccinés par les tentatives précédentes ou ne sont plus très loin d’arrêter et de la retraite au point de ne pas vouloir s’embarquer dans l’aventure. Il faut que les gens prennent conscience d’une chose : c’est la dernière chance pour l’agriculture dans les coteaux du Jarez telle qu’on la connaît. »
L’opération ne sera pas concrétisée avant 4 ou 5 ans
Jean-Charles Couzon constate en effet que « nous sommes de moins en moins nombreux, de plus en plus âgés et découragés. D’ici 30 ans, il n’y aura peut-être plus d’arboriculture dans ces coteaux. Peut-être que les terres sont un peu récupérées pour l’élevage mais c’est tout un patrimoine, un paysage – où les gens aiment tant habiter et venir – qui pourraient disparaître avec nous. » L’opération de sauvetage, si elle se concrétise, ne pourra pas être en place avant 4-5 ans mais les premières études, assistées techniquement par Saint-Etienne Métropole viennent de prouver la faisabilité selon l’ASL. Après, il faudra aller chercher un maximum de subventions auprès de l’Europe, de la Région et du Département pour assumer le montant des investissements (jusqu’à 70 % maximum) d’autant plus compliquées dans ces zones escarpées, émaillées de bois, routes, chemins, hameaux et lotissements.
Les gens doivent prendre conscience que d’ici 30 ans, il n’y aura peut-être plus d’arboriculture dans ces coteaux.
Jean-Charles Couzon, arboriculteur
L’étude d’avant-projet va commencer et déterminer un tracé, le cheminement de l’extension du réseau depuis l’existant des premières collines du département voisin. Henri Mazenod demande que l’on fasse confiance aux agriculteurs locaux : « Nous sommes les premiers conscients de la fragilité de la ressource. Il s’agit d’irrigation douce, pas d’assécher dramatiquement des rivières comme actuellement en Espagne ou des nappes millénaires qui ne se renouvelleront pas, comme en Afrique du Nord. Les gens veulent des circuits courts ? Pour l’instant, nous sommes encore là. Alors oui, il y aura des travaux, désagréments. Mais préférer les éviter pour importer leur nourriture depuis des zones aux cultures considérablement plus dramatique et assèchantes pour la planète, ça n’a pas de sens. »