Ahmad, journaliste à Kaboul : « Je vis comme un prisonnier, caché dans le recoin d’une maison, et j’ai perdu tout espoir »
Le 15 août dernier, la ville de Kaboul tombait aux mains des talibans. Jeudi 7 octobre, Ahmad, journaliste de terrain pour la télévision de 26 ans, prenait contact un peu par hasard avec moi, dans le but de me raconter son histoire et de savoir ce que la France savait de la situation actuelle en Afghanistan. Avec la rédaction, nous avons convenu de lui demander de témoigner, ce qu’il a accepté de faire. Les talibans, qui s’étaient engagés auprès de Reporters sans frontières à respecter la liberté de la presse, viennent pourtant d’imposer le respect de « 11 règles du journalisme », dont celle de ne pas diffuser de sujets contraires à l’islam.
Que s’est-il passé le 15 août, date de l’arrivée des talibans à Kaboul ?
Le dimanche 15 août, nous tenions, comme à notre habitude, la conférence de rédaction à 8 heures du matin. À 9 heures, alors que je prévoyais de me rendre dans un coin de Kaboul pour une interview, un ami m’a appelé et m’a raconté la chute du quartier Qarabagh, l’un des quartiers stratégiques de Kaboul. Ma famille étant composée de militaires de l’ancien gouvernement, j’avais peur que les talibans ne les tuent. Les réseaux de télécommunications ont été perturbés pendant des heures, mais lorsque j’ai pu joindre mon père, il m’a dit que toute la famille était arrivée à Kaboul et qu’ils allaient bien. J’ai reçu des appels répétés de mes amis, insistant pour que je quitte la télévision dès que possible et que je me réfugie dans un endroit sûr car le personnel de la télévision pour lequel je travaillais a été attaqué à deux reprises par des terroristes et deux de nos collègues sont morts. Mes collègues et moi avons emballé nos affaires à la hâte et avons quitté le bureau. Tout le monde était pressé et anxieux, et la terreur a envahi la ville de Kaboul. Depuis, nous n’avons plus rien à manger et la vie s’est arrêtée.
Les talibans interfèrent dans le travail des médias et quiconque désobéirait à leurs ordres serait tué.
Que s’est-il passé ensuite ? Peux-tu encore exercer ton métier de journaliste ?
Nos émissions télévisées ont été arrêtées et, après trois jours, le bureau m’a appelé pour me demander de retourner au travail. J’ai pu rendre compte de l’attaque de l’aéroport de Kaboul. Mon collègue et moi sommes allés sur place, où j’ai pu parler à un commandant taliban, qui a accepté que l’on filme et interviewe la foule. J’étais donc en train d’interviewer ce commandant lorsqu’un autre membre taliban est venu et a commencé à me frapper. Ensuite, un autre a pointé son fusil sur mon cœur et m’a dit de partir d’ici, sinon il me tuerait. Il a ajouté que nous étions journalistes, et que nous les avions discrédités avec nos reportages sur l’aéroport de Kaboul et qu’ils ne voulaient pas que le monde soit au courant de cette situation. J’ai quitté les lieux et partagé mon passage à tabac avec des responsables talibans et le Comité pour la protection des journalistes. Personne n’a été poursuivi à ce jour, mais les menaces contre moi, elles, se sont multipliés. Le même jour, après ma plainte et en raison de la forte pression, le bureau a été contraint de fermer à nouveau la section des infos, qui est toujours fermée aujourd’hui.
Quelle est la situation des journalistes sur place ?
Les talibans interfèrent dans le travail des médias et quiconque désobéirait à leurs ordres serait tué. Nous sommes en danger à chaque instant. Les journalistes afghans ont perdu tout espoir par rapport au régime taliban en Afghanistan, l’accès à l’information est devenu difficile et la liberté d’expression est gravement menacée. Des centaines de journalistes afghans sont dans un état de grave d’incertitude et de danger ces jours-ci, et la mort est présente à chaque instant. Le monde n’entend pas la voix des journalistes afghans et se tait. Je veux que le monde et les pays qui valorisent vraiment les êtres humains ne laissent pas les journalistes afghans seuls. Je vis moi-même comme un prisonnier, caché dans le recoin d’une maison et j’ai perdu tout espoir. J’espère juste qu’ils ne me trouveront pas.
J’aimerais pouvoir quitter cette ruine que l’on appelle Afghanistan. Il n’y a plus aucun espoir de pouvoir vivre ici, le pays est devenu un camp d’entraînement pour terroristes.
Comment la France peut-elle agir ?
J’ai reçu deux courriers du SNJ (Syndicat des journalistes français, NDLR) demandant aux autorités de délivrer des visas humanitaires aux journalistes. Ils m’ont fait la promesse de faire tout ce qui est en leur pouvoir. J’espère que leurs efforts paieront et que nos vies seront sauvées. J’aimerais pouvoir quitter cette ruine que l’on appelle Afghanistan. Il n’y a plus aucun espoir de pouvoir vivre ici, le pays est devenu un camp d’entraînement pour terroristes. Je n’ai pas d’autres choix que de fuir, officiellement ou comme clandestin. J’espère qu’un jour, si je peux quitter ce pays, nous pourrons boire un café ensemble, en sécurité et dans une ambiance plus heureuse.