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D’où vient cette carte de l’industrie de la Loire produite par les Allemands en 1940 ?

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Passionné de cartes anciennes au point d’en avoir fait son business, Léopold Denis, un Troyen, a par hasard mis la main sur une étonnante carte – celle-ci n’est pas à vendre – de l’Etat major allemand datant de 1940 à partir d’une première en 1932. Un état des lieux pointilleux de centaines de sites à caractère industriel de la Loire. Textile, métallurgie/armement, chimie, énergie, mines et même agro-alimentaire : le signalement des implantations de sociétés – petites ou grandes, siège et/ou lieux d’exploitation – aux noms souvent parlants pour un Ligérien semble systématique. Mais a-t-elle été (re) produite avant ou après l’invasion de 1940 ? Mystère. Une question parmi tant d’autres pour son propriétaire qui en appelle à la mémoire locale.

Léopold Denis avec une de ses 5 000 cartes anciennes dans les mains. Capture d’écran du site Carteancienne.com

Etait-ce une habitude, comme au Japon où les temples bouddhistes sont signalés d’un traditionnel svastika (ou swastika) ? Ou ces subordonnés de l’Etat major allemand étaient-ils à court d’imagination ? En ont-ils profité pour afficher leur attachement au parti, sinon faire plaisir à un zélé supérieur le représentant ? Il est quand même étonnant que, parmi un étalon de près de 70 pictogrammes distincts, ils aient décidé d’utiliser des petites croix gammées oranges afin de marquer, en particulier, la production (a priori) de « machines agricoles » (« Landwirtschaft maschinen ») dans la Loire. Idem, mais en violet, pour ce qui concerne, là clairement des sites de tissage et tressages de rubans (« bandweberei und flechterei ») . On se demande l’intérêt de les symboliser plus que les autres activités par ces « svastikas » ou croix gammées (ici non inclinées à 45° comme la plupart de celles spécifiquement nazies). Ce n’est évidemment pas la seule question que pose cette surprenante carte datant de 1940 et détaillant dans ses moindres recoins – infrastructures énergétiques comprises – l’industrie de la Loire.

Par rapport à celle-ci, nous avons – partiellement – la réponse à lire en fin d’article. Dans cette carte industrielle, la Loire apparaît, dans son ensemble, sur un quart de sa surface (102 cm sur 70) mais avec une place équivalente accordée à Saint-Etienne et son centre-ville ainsi qu’un bon 8e consacré à Roanne. Bien d’autres zooms, de moindre taille, sur des zones de concentration industrielle apparaissent aussi : la vallée du Gier, Saint-Chamond, Rive-de-Gier, Montbrison, Firminy, Le Chambon-Feugerolles, Feurs, Bourg-Argental et Charlieu. Ce n’est pas en fouillant dans les archives départementales que nous avons trouvé ce petit trésor par rapport à l’histoire économique locale. C’est un Troyen, Léopold Denis qui en a fait part à notre rédaction. Âgé de 31 ans, il se dit « passionné depuis tout petit par les cartes anciennes ou actuelles de toutes sortes. J’avais toujours le nez dans les atlas, historiques ou non. J’ai passé des heures sur les cartes Michelin de mes parents. Au fil du temps, je me suis constitué une collection d’environ 1 000 cartes anciennes, datant du XVIIe pour les plus anciennes. »

Une photographie de 1940 étonnante

La concentration de la rubanerie (chaque établissement est symbolisé par… une croix gammée violette) dans l’hypercentre stéphanois est flagrante. Capture d’écran. ©Carteancienne.com

« Autodidacte » en tant que dévoreur d’images, d’ouvrages, de conférences, du moindre enseignement dans ce domaine, Léopold Denis a fini par en faire son travail l’an passé. « Je suis issu d’une école de commerce et avais précédemment créé ma start-up, un site consacré à la santé mentale au travail. Comme tant d’autres, le Covid a été une période de remise en question sur ce qui faisait mon quotidien. » Interrogations qui ont fini par déboucher sur la création du site marchand « carteancienne.com » ou se mêlent passion et business. Plus ou moins anciennes, sur des pays, des régions, départements ou des villes ; IGN anciennes, de Cassini, d’Etat major, marines, illustrées : Léopold Denis dispose désormais d’un stock d’environ 5 000 exemplaires qu’il enrichit et revend au gré des opportunités, d’ailleurs pas forcément à des passionnés de son calibre, de son créneau ou même des historiens.

« Il y a dans la carte une vraie valeur émotionnelle : certains veulent en acquérir une précise parce qu’elles évoquent un lieu rêvé, leur enfance, un souvenir, une référence dans leur vie etc. Parfois, c’est offert comme une décoration en référence à une passion pour telle région. » Avec environ 500 cartes écoulées, Léopold Denis assure que son site fonctionne bien, mieux même – au regard des ventes enregistrées en décembre pour son premier Noël – qu’il ne l’avait imaginé pour son lancement. Même si sa sollicitation auprès des médias lui permet évidemment, localement, de donner de la visibilité à son site, cette photographie étonnement détaillée de l’industrie ligérienne en 1940 qu’il a dénichée n’est, elle, en revanche pas à vendre. Cependant, le Troyen est preneur de toutes informations au sujet de cette carte dont il ne doute par expérience, ni de l’authenticité, ni de sa valeur particulière.

Un lot dans une pochette d’époque

Il lance un appel auprès de la personne habitant Mulhouse qui lui a vendu via le Boncoin.fr afin de savoir d’où elle vient. Et pour cause : « Je n’ai pas son numéro. Tout s’est fait par courrier et elle n’a pas répondu à mes sollicitations après l’achat. Dans ce domaine très particulier, on vous présente parfois sur le web des lots qui ont l’air intéressants mais sans certitudes du résultat car peu décrits en détails. Alors, on fait sans cesse des paris qui s’avèrent gagnants ou pas. Là, c’était un lot de cartes départementales du même type dont celle de la Loire que j’ai acheté à une cinquantaine d’euros. » La pochette allemande qui les contenait semblait d’époque. Elle est restée dans un coin du bureau de Léopold Denis plusieurs semaines, comme bien d’autres, avant qu’il n’ait le temps de se pencher dessus et de découvrir que le pari de son achat était donc très réussi : « C’est très particulier. Je n’avais encore jamais vu ça, j’aimerais bien avoir l’équivalent à l’échelle de Troyes et de mon département. »

C’est très particulier. Je n’avais encore jamais vu ça, j’aimerais bien avoir l’équivalent à l’échelle de Troyes et de mon département. 

Léopold Denis

Pour l’aficionado d’Histoire industrielle ou même tout âme sensible à l’histoire stéphanoise, ligérienne, un rapide coup d’œil fait sauter aux yeux une foule infinie de noms évocateurs connus mais disparus, ayant précédé une appellation plus moderne, pour bien d’entre eux encore d’actualité ou en activité, sous une forme ou une autre, sous le même nom ou non : Rivotier Père et Fils, Nigay, Côtelles et Foucher, Manufacture française d’Armes, Les fils Charvet, Verney-Carron… Outre les infrastructures et centrales énergétiques estampillées de noir, comme au Monopoly, les centaines de sites signalés par donc 70 pictogrammes distincts se répartissent en quatre grandes familles : industrie alimentaire (ceux en vert), industrie sidérurgique/métallurgique (orange), industrie textile et papier (!) (en violet) et industries chimique, du bois, des carrières, de la construction et divers (en bleu).

L’hypercentre stéphanois très gammé

La carte dans son ensemble : pour la lire plus confortablement, cliquez.

Pas étonnant de voir le centre de Charlieu criblé de violet, ceux de Firminy et du Chambon-Feugerolles dominés par l’orange. C’est plus multicolore côté Gier ou pour Saint-Etienne dans sa vue d’ensemble. Tandis que le violet domine aussi l’est/nord-est du département, la ville de Roanne (où le vert et le bleu ne sont pas rares non plus) et de manière extrêmement frappante l’hyper-centre stéphanois. On y retrouve donc en très grande quantité des petites croix gammées correspondantes à des ateliers de rubanerie, souvent voisins, autour des deux places principales Hôtel-de-ville et Jean-Jaurès. La carte est signée de l’état-major allemand comme indiqué tout en bas à droite et date de 1940. Elle a en fait été produite, ou plutôt reproduite, à partir d’une carte identique française réalisée en 1932 comme elle le dit elle-même sous son cadre légende. Simple traduction ou mise à jour rigoureuse 8 ans plus tard ? If Saint-Etienne a en tout cas retrouvé la version originale française sur le site Gallica de la BNF (Bibliothèque nationale de France) où elle est facilement consultable et « zoomable ». La carte de la Loire est issu d’une série, un inventaire effectué de 1925 à 1932 par la Société de documentation industrielle. Ce site spécialisé donne beaucoup d’explications à ce sujet.

Sur l’originale de la Loire de 1932, se retrouvent les fameux svastikas – devant donc être utilisés dans la cartographie occidentale à l’époque – pour la rubanerie et les machines agricoles. Ce ne sont définitivement pas des croix gammées nazies ! Les Allemands n’ont fait que rigoureusement recopier le travail de légende des Français. Reste à savoir les tenants et aboutissants de cette reprise datée de 1940. Est-elle intervenue avant ou après l’invasion de la France par l’Allemagne en mai de la même année ? S’agissait-il à l’évidence, comme on peut s’en douter, d’anticiper les atouts économiques à exploiter/surveiller/ne pas détruire pour mieux exploiter (voire piller) grâce à une cartographie (qui ne se limitait donc pas à la Loire) finalement aboutie sous la « Drôle de Guerre » ? Ou ce type de cartes a-t-il été réalisé une fois la France vaincue dans des objectifs similaires (même si la Loire était dans la « zone libre » de Vichy disparue fin 1942) ? Quiconque ayant la réponse ou une piste de réponse est le bienvenu pour nous contacter ou contacter Léopold Denis.

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